Chapitre du 27 décembre 2009

Père Charles Dumont

La plupart d’entre vous avez vécu avec Père Charles depuis beaucoup plus longtemps que moi et l’avez donc connu mieux que moi.Je voudrais quand même apporter mon propre témoignage à sa mémoire.

D’abord quelques dates : il est né en 1918, quelques jours avant l’armistice qui mit fin à la première Guerre Mondiale.Sa mère mourut d’une façon inattendue au cours d’une opération chirurgicale, alors qu’il avait neuf ans.Cette séparation le marqua profondément.Dans ses poèmes il parle souvent de sa mère et le thème de la mort revient assez constamment, quoique toujours avec une note de grande sérénité.

Il entra à Scourmont en 1941 et fut ordonné prêtre en 1950.La même année il fut envoyé aider la fondation de Caldey, où il resta 10 ans.

Avant son entrée au monastère son père, qui était dans l’industrie du textile, l’avait envoyé étudier l’anglais en Angleterre.Cette connaissance de l’anglais allait jouer un rôle important dans sa vie au sein de l’Ordre.D’abord l’Abbé Général, Dom Gabriel Sortais, l’utilisa comme traducteur dans ses visites des monastères des Iles Britanniques ; puis l’abbé de Melleray pour ses Visites Régulières en Amérique.Ce fut l’occasion pour Père Charles de découvrir l’Amérique et pour l’Amérique de découvrir Père Charles.

On commença aussi à mieux le connaître dans l’Ordre à partir de 1963 lorsqu’il devint rédacteur en chef des Collectanea en remplacement de Dom André Louf, qui venait d’être élu abbé du Mont-des-Cats.

Mon premier contact personnel avec Père Charles fut en 1971 lorsqu’il vint participer au deuxième Symposium Cistercien (organisé par Père Basil Pennington), et qui se tint à l’abbaye d’Oka, près de Montréal. Avant ce Symposium j’avais invité Père Charles à venir à Mistassini, et je le conduisis de Mistassini à Saint-Romuald (N.D. du Bon Conseil) puis à Oka, en passant par le monastère bénédictin de Saint-Benoît du Lac.Cela nous permit de nombreuses heures de conversation en cours de route.

L’influence de Père Charles dans l’Ordre s’inscrivit dans la ligne d’évolution commencée par Dom Anselme Le Bail.Ce dernier avait fait redécouvrir à l’Ordre saint Bernard et les Pères cisterciens.Il avait aussi aidé à comprendre l’importance d’une solide formation, spécifiquement cistercienne. Quant à Père Charles, à travers, en particulier, les trimestres de formation pour les Maîtresses des novices, qui se tinrent à Laval puis à Chimay, à partir de 1972, il conduisit une très grand nombre de moniales, et aussi de moines, à la connaissance et à l’amour de nos Pères Cisterciens et de leurs écrits.

Avec sa sensibilité de poète et son attrait pour la philosophie, il avait un don particulier pour une vertu tout à fait cistercienne : l’amitié, comme l’un de ses amis, Thomas Merton, mais de façon différente de ce dernier.Merton, dans son ermitage à Gethsemani, recevait la visite de grandes personnalités qui établissaient souvent avec lui des liens d’amitié qui duraient.Père Charles avait une amitié beaucoup plus large, qui englobait un grand nombre de moines et moniales « ordinaires » et de personnes de l’extérieur qui trouvaient grand profit à échanger avec lui et à apprendre de son expérience et de sa sagesse.

Personnellement, avec presque vingt ans plus jeune que Père Charles, j’appartenais à la génération de ceux qui, au-delà des Pères cisterciens et même de saint Benoît, s’étaient efforcés de redécouvrir l’esprit du cénobitisme chrétien primitif (à l’époque où beaucoup d’autres s’accrochaient à la redécouverte de la spiritualité anachorétique du désert). J’appartenais aussi à la génération qui, dans la foulée de Vatican II, sentait le besoin d’inculturer la tradition ancienne dans la monde contemporain.Sur ce point nos vues divergeaient.C’est ainsi que la Nouvelle Revue Théologique publia en 1977 la traduction française d’une conférence sur le rôle de la sous-culture monastique dans la formation du moine, que j'avais donnée à un Symposium en Australie la même année.Père Charles réagit assez fortement à cette approche dans la conférence qu’il donna aux Maîtresses des Novices à Laval en 1979.Heureusement ( !) je ne découvris ses commentaires que plus de dix ans plus tard et Père Charles m’assura alors que sa pensée avait évolué et que sa position sur ce point était devenue plus nuancée. Cela n’empêcha pas notre amitié de se maintenir.

D’avoir été l’abbé de Père Charles a été pour moi une grâce. Au cours des onze dernières années, notre relation a évolué.

Peu après mon arrivée à Scourmont, il me donna une copie de son beau livre sur la sagesse cistercienne selon saint Bernard, qui venait de paraître, avec cette dédicace gentille, mais un peu « standard » :

« À Dom Armand Veilleux, en reconnaissance de son labeur pour l’Ordre, spécialement d’être aujourd’hui Abbé de Scourmont, cet écho lointain de l’enseignement de Dom Anselme Le Bail qui représentait la voix de S. Bernard.fr Charles Dumont, toussaint 1998 »

En 2007, lorsque parut sa biographie en anglais, rédigée par soeur Elizabeth Connor, il m’en donna une copie, le jour-même où il la reçut, avec cette dédicace beaucoup plus incisive :

« To Abbot

fr Charles »

J’y ai évidemment vu tout de suite une application de la recommandation de saint Benoît à la fin de sa Règle (c. 73) : « Ils aimeront leur abbé d’un amour humble et sincère. »

Récemment, lorsque je suis parti pour un voyage imprévu et rapide en Afrique, alors qu’il s’approchait visiblement de la fin, je l’ai embrassé en lui disant : « Attendez-moi !».Il m’a obéi. Durant les derniers jours de mon absence, il demanda souvent quandest-ce que reviendrait le père abbé.J’ai ainsi pu être à ses côtés le matin de Noël, au moment où il rendit sereinement son dernier souffle à son créateur.

Ces sentiments « filiaux » chez un maître spirituel nonagénaire sont évidemment tout à son honneur !

Je reviendrai dans l’homélie des funérailles sur d’autres aspects du message que nous laisse Père Charles.

Armand Veilleux

4 janvier 2009 : Solennité de l’Épiphanie

Chapitre à la Communauté de Scourmont

S’ouvrir à la lumière

Les deux premiers chapitres de Luc nous ont accompagnés dans la liturgie et sans doute dans notre lectio divina personnelle, tout au long des dernières semaines, et ils seront l’objet de notre retraite annuelle qui commence aujourd’hui. J’ai souvent insisté dans mes commentaires sur la richesse symbolique de ces chapitres qui sont non pas une chronique d’histoire mais une présentation théologique très profonde.Il en va de même des deux premiers chapitres de Matthieu, et surtout du deuxième concernant la visite des mages, le martyre des enfants de Bethléem et la fuite en Égypte.

Il y a deux thèmes qui parcourent les trois lectures de la Messe d’aujourd’hui, eux de la lumière et de l’universalité. Je traiterai du thème de l’universalité dans l’homélie.Parlons pour le moment un peu du thème de la lumière.

La première lecture (que nous venons d’entendre à Laudes) est constituée des premières strophes d’un long poème tirée du Livre d’Isaïe.Durant l’Avent nous avons lu plusieurs poèmes de ce Livre, surtout des Chapitres appelés le Deuxième Isaïe et spécialement ceux appelés le Livre de la Consolation d’Israël.Le poème d’aujourd’hui est tiré de la section appelée le Troisième Isaïe.Nous sommes alors environ deux siècles après le premier Isaïe, après le retour des Juifs de l’exil en Mésopotamie.Jérusalem est alors une toute petite ville qui commence à peine à se reconstruire sur ses ruines.Alors, les disciples des disciples d’Isaïe s’efforcent de faire revivre sa vision et annoncent le jour où cette petite ville sera le centre du monde, tout illuminée de la gloire de Dieu, et où l’on viendra de toutes les nations vers sa lumière.

Saint Paul, dans sa Lettre aux Ephésiens, reprend le même thème.La mission qu’il a reçue, qui lui a été révélée, est celle d’annoncer que le salut apporté par le Christ n’est pas destiné à un seul peuple, mais à toutes les nations. Le salut n’est pas dans l’appartenance à un peuple, mais dans une relation personnelle avec le Christ Jésus, qui fait de nous des fils participant au même héritage et formant donc tous une grande famille, un nouveau peuple.

Dans le récit évangélique des mages venus d’Orient, ce thème de la Lumière est exprimé symboliquement.Réalisant la prophétie du Troisième Isaïe, ces mages (peu importe s’ils étaient deux ou trois, ou cinq ou plus) viennent d’Orient (et peu importe aussi de quel(s) pays ils viennent) et ils veulent adorer le roi des Juifs, car ils ont vu se lever son étoile.

L’Évangile ne dit pas, en effet, combien de mages il y avait ; mais dès le deuxième siècle on a commencé à considérer qu’ils étaient trois, à partir des trois présents mentionnés dans le texte de Matthieu. Puis, à partir du 6ème siècle, on les a pris pour des rois, et on a même décidé de quel pays ils étaient, puis on les a baptisés : Melchior, roi de Perse ; Gaspar,roi d’Arabie et Balthasar, roi de l’Inde. Un peu plus tard, au 8ème siècle, Bède le Vénérable leur a fait représenter plutôt les trois continents connus à l’époque : l’Europe, l’Asie et l’Afrique et alors les peintres ont commencé à donner à chacun la couleur de la peau correspondant à cette provenance supposée.Enfin, au 12ème siècle, les Croisés, qui ont ramené d’Orient les reliques les plus invraisemblables, ont, bien sûr, ramené aussi les ossements des trois rois mages, qui furent d’abord vénérés à Milan et qu’on peut aujourd’hui aller vénérer à Cologne, si le coeur nous en dit.

Mais revenons à l’étoile et au thème de la lumière : Cette étoile – ou cette lumière – qui les avait guidés jusqu’à Jérusalem, les a quittés dès qu’ils ont demandé à Hérode où était né ce roi et qu’Hérode l’eut demandé aux chefs des prêtres et aux scribes. On retrouve ici en Matthieu, comme dans les deux premiers chapitres de Luc, un récit symbolique dont le but est d’annoncer ce qui va se passer par la suite : les autorités du peuple juif et les autorités romaines complotent déjà ensemble la mort de Jésus.Dès qu’ils quittent ce monde de la politique locale, plein de confusion, les mages voient de nouveau l’étoile qui, tout d’abord, leur donne une grande joie puis les guide vers une maison (il n’est pas dit où se trouvait cette maison – cela n’est pas important) où ils voient l’enfant (qui n’a pas encore de nom, puisque, théoriquement, c’est avant la circoncision, jour où il recevra son nom) et sa mère. De nouveau ils accomplissent la prophétie d’Isaïe en se prosternant en signe de respect et en offrant leurs présents.Puis, leur mission prophétique étant terminée, ils quittent le décor et retournent chez eux.

L’objet de cette fête est, pour nous, de rendre grâce à Dieu de trois choses :

a) d’avoir envoyé son Fils en notre monde comme Lumière ;

b) d’avoir fait de lui la lumière de toutes les nations et non seulement d’un peuple

c) de nous avoir donné, à chacun de nous, la grâce de recevoir cette lumière.

Ce récit, selon plusieurs exégètes, a aussi un arrière-fond historique dans l’Église primitive où il a été rédigé. On y trouve la réaction de l’Évangile de Matthieu face à la conscience de leur supériorité raciale que démontraient les chrétiens d’origine juive de Syrie où fut écrit cet Évangile.Devant cet orgueil et cet exclusivisme hérités de l’Ancien Testament, l’Évangile invite à reconnaître le « roi des juifs » dans un petit enfant nu, déposé dans une mangeoire.Matthieu le fait reconnaître non par les puissants aussi bien laïcs que religieux d’Israël, mais par des « étrangers » venant de loin et exerçant une profession méprisée, celle d’astrologues.

On pourrait dire, entre parenthèse, que l’attitude de l’État moderne d’Israël à l’égard des Palestiniens comporte le même sens de supériorité et le même mépris qui s’exprime ces jours-ci dans un débordement de violence qui atteint la démence. (Les exégètes considèrent que s’il y a eu vraiment un massacre des enfants de moins de deux ans dans le petite bourgade de Bethleem, le chiffre n’a pas dû dépasser le nombre de 15 – or plus de 75 enfants ont été tués ces derniers jours dans la bande de Gaza, sur un total de plus de 400 victimes – et ce n’est pas fini).

Il ne faut cependant pas trouver trop facilement de bouc émissaire. À notre époque, dans tous nos pays, se généralise à nouveau une méfiance grandissante à l’égard de l’ « étranger » et de quiconque est « différent ». Ce récit prend donc une signification tout à fait actuelle.Il nous montre que lorsque nous nous fermons à l’étranger et surtout lorsque nous voulons réduire le monde aux limites de nos croyances et de nos appartenances, nous reproduisons aussi bien l’attitude d’Hérode que celle des prêtres et des scribes d’Israël – ou celle des Nazis à l’égard des Juifs, ou celle de l’État actuel d’Israël à l’égard des Palestiniens.

Ouvrons-nous donc à toutes les épiphanies ou manifestations de Dieu, dont la lumière nous conduira toujours à l’universalité et au respect de l’autre.

Chapitre du 12 octobre 2008

28ème dimanche « A »

La liberté de coeur en toute situation

Après une longue interruption, je reprends aujourd’hui mon commentaire dominical de la deuxième lecture de la Messe du jour.Durant les quelques mois qui ont précédé le Chapitre Général, j’ai eu l’occasion de commenter les beaux textes tirés des chapitres 8 et 9 de la Lettre de Paul aux Romains, qui étaient d’une très grande richesse doctrinale. Je reprends aujourd’hui, alors que nous avons la dernière section de la Lettre aux Philippiens. (Nous commencerons dimanche prochain la 1ère Lettre aux Thessaloniciens, qui nous accompagnera jusqu’à la fin de l’année liturgique).

Cette lettre aux Philippiens est de tous les écrits de Paul celle qui a le plus le caractère d’une véritable « lettre » (et non pas d’un traité). Paul avait une relation toute particulière avec cette petite église locale.C’était la première ville d’Europe où il avait prêché l’Évangile.C’était aussi la seule communauté de laquelle il avait accepté de recevoir des dons pour lui-même à diverses reprises.On sait que Paul tenait à gagner sa vie par son travail et à annoncer gratuitement l’Évangile. Mais parfois il avait besoin d’aide, surtout lorsqu’il était prisonnier ; et cette lettre aux Philippiens est écrite précisément durant l’une de ses captivités.

Dans le passage que nous avons aujourd’hui Paul exprime une attitude très saine à l’égard des biens matériels.Justement parce qu’il est très libre à leur égard, et ne s’est jamais fait une idole ni de ses possessions, ni de sa pauvreté, il peut vivre tout aussi librement alors qu’il a tout ce dont il a besoin qu’alors que tout lui manque.

« Frères, dit-il, je sais vivre de peu, je sais aussi avoir tout ce qu’il me faut.Être rassasié et avoir faim, avoir tout ce qu’il me faut et manquer de tout.J’ai appris cela de toutes les façons.Je peux tout supporter avec Celui qui me donne la force. »

Ce passage peut être considéré comme l’un des plus beaux commentaires de la béatitude « Bienheureux les pauvres ». Il s’agit d’une véritable pauvreté de coeur.On peut posséder peu de choses – que ce soit dans l’ordre matériel, ou dans l’ordre intellectuel et affectif – et y être terriblement attaché.On peut aussi se défaire de presque tout ce qu’on a, se créer à soi-même une grande pauvreté – dans tous ces domaines – et être très attaché à cette pauvreté qu’on s’est créée et qui est devenue notre richesse.

L’attitude de Paul est extrêmement saine.Il n’est jamais question pour lui de vivre dans le superflu ou dans une richesse excessive. Il s’agit pour lui ou bien d’avoir tout ce qui est nécessaire, ou manquer du nécessaire.De manger suffisamment ou d’avoir faim. Où trouve-t-il la force de vivre avec un tel détachement et une telle sérénité ? Non pas dans des théories ou dans des vertus acquises à force d’effort ; mais tout simplement dans une Personne, dans la Personne de Jésus-Christ.

Cet enseignement vaut pour tous les Chrétiens et donc aussi pour chacun de nous.Il vaut aussi pour les Églises et les communautés monastiques.Il est possible de pécher en vivant dans le superflu, comme il est possible de pécher en se créant soi-même une pauvreté apparente excessive – quitte à compter ensuite sur les autres. Paul nous invite à avoir la même liberté spirituelle, soit que nous ayons tout ce qu’il faut, soit que nous manquions du nécessaire, dans un domaine ou dans l’autre.

Il est intéressant de lire ce texte de Paul au moment où la situation économique et financière internationale connaît une crise sans précédent depuis la grande dépression des années ’30 du vingtième siècle.Des fortunes colossales se sont évaporées en quelques jours ou en quelques heures. Cela n’est pas le plus grave de la crise.Si quelqu’un avait une fortune de 10 milliards d’euros et que sa fortune ne vaut plus qu’un milliard, cela ne changera pas beaucoup son style de vie.Le plus grave c’est que de nombreuses familles, en Belgique par exemple, qui avaient mis les économies de toute leur vie dans les actions d’une banque réputée sûre, ont vu toutes leurs économies disparaître.Un grand nombre connaîtront une grande pauvreté au cours des années à venir.Le ralentissement de l’industrie, au niveau mondial, par suite du manque de crédit, engendrera de grandes pauvretés en particulier dans les pays déjà les plus pauvres.

D’une part il est important que nous soyons très solidaires dans la prière – et aussi dans l’action caritative – de tous ceux qui souffrent et souffriront de cette crise.D’autre part nous devons demander à Dieu la grâce d’avoir individuellement et communautairement l’attitude tout à fait libre décrite par Paul.Au cours des années nous avons constitué, dans notre ASBL Solidarité cistercienne, une capacité assez grande d’aider ceux qui sont dans le besoin.Cette capacité aurait pu être totalement balayée si elle avait été investie au mauvais endroit.Grâce à Dieu elle a bien résisté à la crise – les risques ayant été répartis d’une façon extrêmement diversifiée – ce qui nous permet de continuer à aider, au moins pour le moment, ceux qui en ont le plus besoin (comme nous avons pu le faire dans la réunion de cette semaine du Conseil d’Administration de SC).

Demandons pour chacun de nous et pour nous comme Communauté la grâce dont jouissait Paul : celle d’une grande pauvreté de coeur qui nous permette d’avoir la même liberté, soit que nous manquions de certaines choses soit que nous ayons en certains domaines l’abondance nous permettant d’aider les autres.

Et n’oublions pas de demander la même grâce, particulièrement pour ceux qui souffrent.

Armand VEILLEUX

Chapitre – 24 août 2008

Le mystère insondable de Dieu

Lettre de saint Paul Apôtre aux Romains ( 11, 33-36)

Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la science de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables !
Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui a été son conseiller ?
Qui lui a donné en premier, et mériterait de recevoir en retour ?
Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. A lui la gloire pour l'éternité ! Amen.

Depuis plusieurs dimanches nous lisons la Lettre de Paul aux Romains comme seconde lecture à l’Eucharistie.Comme on l’a déjà vu, cette lettre se compose de deux grandes parties : une première section théorique ou théologique qui présente l’Évangile comme puissance de salut pour les Juifs et les Gentils et une seconde partie contenant des directives ou recommandations pratiques à l’intention des croyants.Les quatre brefs versets que nous avons ce matin comme deuxième lecture constituent la conclusion de toute la première partie.

Durant plusieurs dimanches nous avons lu le beau chapitre 8 décrivant la tension entre la chair et l’esprit et l’action de l’Esprit de Dieu en nous, faisant de nous des enfants de Dieu, et nous permettant de faire nôtre son gémissement qui est aussi celui de toute la création, attendant notre pleine réalisation comme enfants de Dieu.

Puis, depuis quelques dimanches, nous avons le chapitre 9, dans lequel Paul s’efforce, dans une pensée souvent difficile à suivre, de montrer que le salut est offert à tous et s’obtient par la foi, tout en continuant d’affirmer les privilèges d’Israël. Sans éviter quelques contradictions, au moins dans les expressions, il affirme que l’Israël selon la chair existe toujours et qu’il sera finalement sauvé, puis il affirme par ailleurs que le véritable Israël est désormais constitué de tous les croyants quelle que soit leur origine.

Puis il y a cette belle conclusion que nous avons ce matin, où Paul, quoique assez librement, à la fois Isaïe et le Livre de Job.

Il y a d’abord une exclamation sur la profondeur, la richesse, le caractère insondable et impénétrable des desseins de Dieu. Tout ce que nous pouvons dire de Dieu, y compris ce qu’en disent les théologiens et les formules dogmatiques aussi bien que le témoignage des plus grands mystiques ne sont que des approximations dans notre langage humain d’une réalité qui dépasse infiniment ce langage.L’affirmation implicite dans cette exclamation de Paul, si elle était prise au sérieux, ferait disparaître toutes les formes d’intransigeance, de fondamentalisme, de peur et de chasse aux sorcières.Il y a un nombre infini de formes d’expression par lesquelles on peut essayer d’exprimer dans notre langage humain l’un ou l’autre aspect de ce mystère insondable.Par rapport à cette profondeur insondable du mystère de Dieu, la distance entre la formule dogmatique la plus solennelle et l’effort d’un théologien de quelque siècle que ce soit de dire le même mystère dans d’autres mots, il n’y a jamais tellement de distance.Le véritable danger est de penser qu’il est possible d’enfermer le mystère dans des formules et de considérer comme hérétique quiconque essaye d’exprimer sa foi dans des formules différentes.

Après cela Paul pose quelques questions rhétoriques qui rappellent celles de Job, à la fin de son Livre : Qui peut prétendre connaître la pensée de Dieu ? Qui peut prétendre être son conseiller ?Tant que nous ne serons pas face à face, nous n’avons qu’une faible perception du Mystère de Dieu.

Finalement Paul résume tout dans deux petites exclamations :

D’abord  tout est de lui, et par lui, et pour lui » -- une expression qui, sous une forme un peu différente, sert de conclusion à la prière eucharistique de chaque jour. C’est l’affirmation que Dieu est à l’origine de tout.Il est l’origine de tout ce qui existe.De quelle façon ? – cela a finalement peu d’importance.Les grandes querelles académiques sur l’évolutionnisme et le créationnisme, sont en fin de compte tout à fait futiles et assez ridicules.Nous sommes sortis des mains de Dieu, nous sommes le fruit de son amour.C’est la seule chose qui compte.Comment est apparu la vie humaine ? comme fruit de quel processus ? – C’est tout à fait secondaire. Ce qui est plus important c’est que nous venons de Lui, nous existons par Lui, et nous sommes destinés à retourner à Lui.Là aussi, le « comment ? » est une question d’une importance assez relative. Ce que sera la vie éternelle, nous ne saurions l’imaginer, même si nous ne pouvons en parler qu’en image.Jésus lui-même, puisqu’il s’est incarné et nous a parlé dans un langage humain, ne nous en parle qu’en images, qui ne sont précisément que des images.

Face à la réalité, qui dépasse infiniment toutes ces images, on ne peut que faire nôtre l’exclamation par laquelle Paul conclut ce chapitre et toute la première moitié de sa Lettre : « A lui la gloire pour l'éternité ! Amen. ».

Il ne suffit pas cependant d’exprimer notre admiration par de tels cris de louange, il nous faut vivre conformément à cette perception que nous avons de la grandeur de Dieu et de ses desseins.C’est ce que nous entendrons dans la seconde lecture des prochains dimanches, qui sera tirée des chapitres qui constituent la seconde partie de cette Lettre aux Romains.

(Mais je ne pourrai vous commenter ces lectures des prochains dimanches, car je serai au Chapitre Général, qui durera plus de trois semaines).

Armand VEILLEUX

Chapitre du 19 octobre 2008

29ème dimanche « A »

Des vertus théologales incarnées

L’Évangile d’aujourd’hui, avec la recommandation de Jésus de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » est d’une actualité tout à fait spéciale en cette période de remous financiers où des fortunes se défont sur les terrains de jeu de la bourse.Mais je laisse à l’homéliste du jour de nous commenter cet évangile.

J’aimerais quand même revenir sur une réflexion de saint Augustin que nous avions ce matin dans la lecture du troisième nocturne, et qui se rapportait à cet évangile, même si c’était en réalité un commentaire du psaume 94 et non pas un commentaire de l’Évangile.

Augustin y fait un lien entre cette scène de l’Évangile et tout l’enseignement patristique, repris par les Cisterciens du 12ème siècle, sur le thème de la ressemblance. Ce thème est évidemment très cher à Augustin : nous avons été créés à l’image de Dieu et cette image est toujours présente en nous même lorsqu’elle a été déformée.D’habitude les Pères, y compris Augustin, disent que l’image a été recouverte par la boue de nos péchés, et qu’au fur et à mesure qu’elle est purifiée par la conversion et la miséricorde divine, elle apparaît de nouveau dans toute sa beauté originelle.Dans le commentaire du psaume 94, d’où était tirée la lecture d’Augustin que nous avons entendue ce matin, il utilise une autre image.Il dit que lorsque Dieu nous pardonne l’image perdue est recouvrée, qu’elle se renouvelle au fond de notre coeur, parce qu’elle est en quelque sorte resculptée sur le denier de notre âme.Et il continue en disant qu’alors est réalisée la parole de Jésus : « rendez à Dieu ce qui est à Dieu ».Nous sommes en effet alors « récupérés » (c’est le mot qu’il emploie) dans le trésor de Dieu.

Les réalités spirituelles ne peuvent jamais être décrites dans un langage abstrait, logique et exact.C’est le langage symbolique qui leur convient le mieux ; et saint Augustin est certainement l’un de ceux qui ont le mieux manié l’usage du symbole pour parler de Dieu et des réalités divines. Et ce qu’il dit ici de la conversion est tout à fait approprié au moment où nous commençons ce soir notre Visite Régulière, qui est un moment de conversion communautaire.

Prenons quand même un moment pour dire quelques mots de la seconde lecture de la Messe.Nous commençons aujourd’hui la lecture de la première Lettre de Paul à l’Église de Thessalonique. En principe c’est la Lettre de Paul qui devrait nous accompagner comme deuxième lecture jusqu’à la fin de l’année liturgique (mais cette année les texte du 31ème dimanche seront remplacés par ceux du 2 novembre et ceux du 32ème par les lectures de la Dédicace du Latran.

Thessalonique était une Église que Paul avait lui-même évangélisée, aux confins de l’empire romain d’Occident, mais dont il avait été chassé par les Juifs qui y avaient une très forte colonie.Il y était demeuré très attaché, et cet écrit a toute la saveur d’une lettre personnelle.Nous avons aujourd’hui les premiers versets de cette lettre. Il y a tout d’abord la salutation qui nous dit que c’est une lettre commune de Paul, Silvain et Timothée.

Paul dit qu’il rend grâce à Dieu à tout instant, en faisant mention des Thessaloniciens dans ses prières.Nous pourrions lire le verset qui suit comme une simple formule stéréotypée. Mais il faut y faire attention car c’est une belle expression de l’essence même de notre vie chrétienne.La traduction française coupe malheureusement le texte en plusieurs petites phrases, alors que dans le texte grec les versets 2 à 10 de ce chapitre – c’est-à-dire toute la lecture d’aujourd’hui et celle de dimanche prochain – ne forme qu’une seule longue phrase.

De quoi Paul rend-il grâce à Dieu au sujet des Thessaloniciens ? –

leur foi qui est active

leur charité qui se donne de la peine

leur espérance qui tient bon en notre Seigneur Jésus-Christ.

On pourrait méditer longuement sur cette façon d’énumérer ce que les théologiens appelleront plus tard les vertus théologales.

La foi ne consiste pas simplement à accepter des vérités révélées ou à croire à des dogmes. Si elle est vraie elle est active.C’est une façon de vivre.

La charité n’est pas simplement un mouvement du coeur ou un ensemble de réflexes affectifs.Si elle est vraie, elle se donne de la peine. Elle demande un engagement qui coûte – aussi bien à l’égard de Dieu que des frères.

L’espérance n’est pas une attente passive et facile.Elle demande un effort constant, une fermeté et une stabilité.Il s’agit de « tenir bon ». Et on le peut « en notre Seigneur Jésus-Christ ».

Paul conclut que si les Thessaloniciens vivent cela c’est qu’ils ont été choisis. Car cela ne peut être qu’un fruit de la grâce.Il en conclut autre chose concernant son propre travail d’évangélisation chez eux.On s’attendrait un peu à ce qu’il dise : « Ce que vous vivez montre que mon travail d’évangélisation n’a pas été vain ».Mais ce n’est pas ce qu’il dit.Il dit que cela montre que son annonce de l’Évangile « n’a pas été simple parole, mais puissance, action de l’Esprit Saint, certitude absolue ».Toute parole humaine est vaine – simple parole – si l’Esprit Saint lui-même n’agit pas.

Demandons-lui d’agir en nous de la même façon tout au long de cette semaine.

Armand Veilleux

28 septembre 2008

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Éloge d’un Chapitre Général ordinaire

Il y a quelques années j’ai donné ici, à Scourmont, un chapitre intitulé « Éloge de l’ordinaire ».Il s’agissait alors de montrer tout ce qu’a de beau et de riche le temps liturgique dit « ordinaire ».C’est dans ce sens, et non pas dans un sens péjoratif que je dirai que le Chapitre Général qui vient de se terminer a été très ordinaire, avec les aspects positifs et négatifs que cela peut comporter.

Nous avons eu au cours des quarante années de la période postconciliaire (après Vatican II, j’entends !) quelques Chapitres Généraux assez exceptionnels, où l’on pouvait en quelque sorte toucher de la main l’intervention de l’Esprit Saint.Ce fut le cas du Chapitre de 1969, sur la Via Aurelia, à Rome,qui marqua le point de départ d’une longue période de renouveau spirituel, et celui de 1984, à Holyoke, USA, où nos Constitutions actuelles prirent forme.Il y eut aussi des Chapitres Généraux marqués par des tensions, comme celui de 1971, qui fut une sorte d’anti climax de celui de 1969 et sans doute aussi celui de 1996.

Le récent Chapitre Général n’eut rien de vraiment « charismatique », mais fut aussi exempt de toute tension.Ce fut un Chapitre Général très serein, où un bon nombre de choses furent mises au point, parfois de façon inattendue. Un chapitre « ordinaire », donc.

Les Commissions Centrales de Cardeña, qui préparèrent ce Chapitre, acceptèrent la suggestion d’une Région de l’Ordre voulant que les Conférences Régionales aient un rôle dans la marche du Chapitre.Les Rapports de maison, dans lesquels tous les monastères partagent avec le reste de l’Ordre ce qu’ils vivent, et qui forment la partie essentielle du Chapitre, furent lus cette fois-ci non pas dans les quinze commissions mixtes du Chapitre mais en Conférences Régionales.Chacune offrit une vision globale de sa Région, plus quelques mots de chaque communauté.Cette vision globale de chaque Région fut certes intéressante ; mais les Régions auraient tout aussi bien pu la rédiger avant de venir à Assise – ce que d’ailleurs firent plus d’une d’entre elles. Dans la pratique, cette insertion d’un travail en Conférences Régionales au sein du Chapitre s’avéra une initiative plutôt négative à ne pas répéter.Cela empêcha le Chapitre de développer sa propre dynamique, si bien que le Chapitre démarra pour de bon au bout d’une semaine, après l’élection de l’Abbé Général.

Quant à cette élection, qui, elle, appartenait bel et bien à la dynamique du Chapitre, elle se déroula fort bien.Contrairement aux élections précédentes, où les échanges sur les candidats éventuels ne s’étaient faits que dans les coulisses, on réfléchit cette fois-ci en Commissions Mixtes à la fois sur la situation actuelle de l’Ordre, le type d’Abbé Général dont on a besoin à ce moment-ci et sur une fourchette assez large de noms mentionnés comme candidats possibles. Au cours de cette réflexion faite avec grand sérieux (et qui était le meilleur moyen de se mettre ensemble à l’écoute de l’Esprit-Saint), une certaine convergence se manifesta, qui apparut dans la lecture des comptes rendus des quinze Commissions.Une certaine unanimité s’était alors déjà dessinée dans la sérénité, et l’après-midi passé en adoration devant le Saint Sacrement ainsi que la récitation du Rosaire, la veille de l’élection, ne firent que maintenir cette paix et cette sérénité déjà acquises.L’élection se fit tout simplement, le lendemain matin, et la vie du Chapitre Général continua.

Depuis de nombreuses années, même depuis quelques décennies, certains – dont j’ai toujours fait partie – demandent qu’un Chapitre Général soit tout entier consacré au thème ultra important de la formation.Ce thème de la formation était au programme de ce Chapitre-ci, même si c’était loin d’en être le thème principal.La secrétaire générale pour la formation dans l’Ordre donna un compte rendu de son activité depuis le dernier Chapitre, et surtout de la réunion de tous les secrétaires régionaux pour la formation tenue à Rome en juin dernier.Une petite Commission ad hoc fut créée au sein du Chapitre pour en tirer les conséquences pour l’Ordre.La recommandation principale, acceptée sans hésitation par les Capitulants, fut que le thème de la formation soit le thème principal du prochain Chapitre Général. Enfin ! Espérons que ce thème ne soit pas noyé dans plusieurs autres questions qu’on pourrait y ajouter au cours des trois prochaines années.

On ne peut que regretter que cette question si importante ait été abordée par le biais erroné consistant à vouloir entreprendre une révision de la Ratio ou de certaines de ses parties.Beaucoup de temps a été ainsi perdu, aussi bien à la réunion des Secrétaires Régionaux qu’au Chapitre -- temps qui aurait pu être avantageusement consacré à analyser des questions fondamentales concernant la formation posées par les situations nouvelles que vivent beaucoup de nos communautés dans des contextes culturels très différents.On aurait pourtant pu apprendre de la façon dont nos Constitutions ont continuellement évolué depuis leur approbation par le Saint-Siège en 1990.Il ne s’est pas passé un seul Chapitre, depuis 1993 où l’on n’a pas pris, en réponse aux exigences de la vie, des décisions impliquant comme conséquence des changements aux Constitutions.On ne s’est jamais demandé : « faut-il changer les Constitutions ».Une telle question aurait consisté en fait à mettre la loi avant la vie.Cela n’aurait pas fonctionné, comme cela, grâce à Dieu, n’a pas fonctionné avec la Ratio. En définitive, la réaction du Chapitre Général fut très saine.

Quelque chose de semblable se produisit concernant les structures de l’Ordre.Peut-être faudrait-il parler de la dynamique interne de l’Ordre plus que de « structures ».Quoi qu’il en soit, la structure fondamentale de l’Ordre, héritée de nos Pères Cisterciens, et en particulier de saint Étienne Harding, fait partie de notre patrimoine et c’est ce qui a permis à notre Ordre de passer de façon admirable à travers toutes les crises (les siennes propres comme celles de l’Église et de la Société) tout au long de l’histoire.

En même temps que des structures nouvelles, comme les Régions et la Commission Centrale, venaient s’ajouter aux structures plus traditionnelles, comme la filiation et le rôle du Père Immédiat, une tendance s’était fait sentir dans l’Ordre depuis quelques décennies vers une plus grande centralisation.Surtout depuis l’invention du concept de « communautés précaires » répartissant concrètement l’Ordre en deux catégories de communautés : les communautés dites « précaires » (à partir d’une liste élaborée de critères) et celles prétendant ne pas l’être, la tentation s’était faite toujours plus grande de trouver d’autorité des solutions aux situations précaires.

Dans ce contexte une région en particulier avait proposé un réaménagement des responsabilités et des pouvoirs décisionnels donnés aux Conférences Régionales et aux Commissions Centrales.Dans son document sur les structures de l’Ordre, la Commission de Droit avait énuméré toutes ces possibilités sous formes de questions.La réaction très saine et pratiquement unanime du Chapitre fut de rejeter toutes ces propositions qui nous auraient orienté graduellement vers la situation d’un Ordre centralisé (comme les Jésuites, par exemple), et de réaffirmer la sagesse de nos structures traditionnelles fondées sur un équilibre unique entre l’autonomie des communautés et un réseau très élaboré de services mutuels où s’exerce la charité et non pas le pouvoir.

On peut se réjouir que le fait d’avoir soulevé toutes ces questions qui semblaient artificielles à quiconque a un sens un peu aigu de notre patrimoine spirituel et juridique, ait permis à l’Ordre de s’exprimer clairement.On peut toutefois regretter que beaucoup de temps ait été ainsi perdu qui aurait pu servir à réfléchir plus en profondeur sur plusieurs autres questions vitales.

Mais la vie continue au sein de nos communautés et de nos régions, en attendant de se revoir à Assise dans trois ans.

Je reviendrai plus tard sur d'autres manifestations de la vie au sein de l'Ordre, par exemple dans les projets de nouvelles fondations, en particulier au Brésil et en Chine.

Armand VEILLEUX

Chapitre du 26 octobre - 30ème dimanche ordinaire « A »

 À la communauté de Scourmont et ses Laïcs Cisterciens

La Parole reçue et transmise par la vie

Première lettre de saint Paul Apôtre aux Thessaloniciens (1Th 1, 5-10)

En effet, notre annonce de l'Évangile chez vous n'a pas été simple parole, mais puissance, action de l'Esprit Saint, certitude absolue : vous savez comment nous nous sommes comportés chez vous pour votre bien. Et vous, vous avez commencé à nous imiter, nous et le Seigneur, en accueillant la Parole au milieu de bien des épreuves avec la joie de l'Esprit Saint.
Ainsi vous êtes devenus un modèle pour tous les croyants de Macédoine et de toute la Grèce. Et ce n'est pas seulement en Macédoine et dans toute la Grèce qu'à partir de chez vous la parole du Seigneur a retenti, mais la nouvelle de votre foi en Dieu s'est si bien répandue partout que nous n'avons plus rien à en dire. En effet, quand les gens parlent de nous, ils racontent l'accueil que vous nous avez fait ; ils disent comment vous vous êtes convertis à Dieu en vous détournant des idoles, afin de servir le Dieu vivant et véritable,
et afin d'attendre des cieux son Fils qu'il a ressuscité d'entre les morts, Jésus, qui nous délivre de la colère qui vient.

Cette lecture (deuxième lecture de la Messe d'aujourd'hui), qui continue celle de dimanche dernier, forme avec celle-ci l’introduction à cette belle Lettre de Paul aux Thessaloniciens.Je voudrais en retenir, pour notre réflexion de ce matin, le thème de la Parole, qui est tout à fait d’actualité en ce moment où se conclut à Rome le Synode sur la Parole de Dieu.

Monsieur Dominique Ponneau, qui nous commentait ces jours-ci de grands chefs-d’œuvre de la peinture, nous rappelait – à juste titre – que le Christianisme n’est pas une religion du Livre, mais bien une religion de la Parole.Et la distinction est de taille. Tous les fondamentalismes consistent à croire que toute la vérité se trouve réunie dans un livre qu’il suffit d’apprendre par coeur et qui nous apporterait la réponse immédiate à tout, sans même avoir besoin d’interprétation.

Le Livre – la Bible – est important pour nous parce qu’il nous transmet la Parole.Ce livre nous transmet la Parole en mots humains, sous la plume de plusieurs auteurs ayant chacun sa préoccupation et sa propre compréhension. La source de notre vie n’est pas le livre comme tel, le texte écrit, mais la Parole.

Au commencement était le Verbe – la Parole – et la Parole était en Dieu et la Parole était Dieu.Cette Parole s’est faite chair.Elle s’est incarnée.Jésus nous a révélé la Parole, le Verbe, non seulement à travers les quelques paroles que les Évangélistes nous ont rapportées, mais à travers sa vie, à travers ce qu’il a vécu. C’est là le sens profond de l’Incarnation.La transmission de la Parole de Dieu se fait à travers la vie : elle est toujours une parole incarnée, assimilée dans l’existence et retransmise à travers le partage de l’expérience.Si nous avons reçu la foi, c’est que ce dynamisme lancée par l’Incarnation du Verbe en Jésus, est parvenu jusqu’à nous à travers une suite ininterrompue de témoins.

Il suffit de comparer les Évangiles pour voir que les Évangélistes n’ont pas voulu et non pas essayé de nous donner une description historique de Jésus et de son enseignement. (Il suffit de voir comment ils nous rapportent les mêmes faits ou les mêmes paroles de façons souvent fort diverses). Ils ont mis par écrit leur expérience – ce qu’ils ont vécu avec Jésus.Tout comme Jésus avait partagé avec eux son expérience de sa vie intime avec le Père et l’Esprit et les avait aidés, en particulier à travers des paraboles, à comprendre qui était son Père. Leur témoignage, parce qu’il est celui de ceux qui ont vécu avec Jésus est un témoignage « fondateur » pour toutes les générations suivantes.Mais l’Évangélisation dans son sens le plus profond, tout au long des générations suivantes, ne consiste pas simplement à transmettre un écrit – ou des écrits – ou le contenu verbal de ces écrits. L’Évangélisation consiste, pour chaque génération – pour chaque chrétien ou chrétienne – à se laisser pénétrer par la Parole, à la vivre et à la transmettre à d’autres à travers cette vie.Ce qui, selon les vocations d’un chacun, pourra comprendre ou non, une « prédication » verbale.

C’est là, me semble-t-il, exactement la vision de l’évangélisation que Paul exprime dans ce qu’il écrit aux Thessaloniciens.Il les félicite d’abord d’avoir accueilli la Parole, au milieu de bien des épreuves.Ainsi, leur dit-il, il l’ont imité et ils ont imité le Seigneur.Dans le langage du Nouveau Testament « imiter » ne veux pas dire regarder ce que fait quelqu’un et essayer de le copier.L’imitation du Christ consiste à souffrir avec lui par fidélité à son message.

Aucun des Thessaloniciens n’était allé prêcher en Grèce et en Macédoine, et pourtant Paul leur dit qu’à partir de chez eux la parole du Seigneur a retenti et s’est répandue à travers toute la Grèce et toute la Macédoine, si bien que lui, le grand prédicateur, n’a plus rien à dire. Ils l’ont fait essentiellement à travers la façon qu’ils ont reçu la Parole qu’ils l’ont transmise, le témoignage de leur vie étantconnu de tous.

L’Écriture Sainte, omniprésente dans notre prière monastique, et qui nourrit notre vie à travers la lecture que nous en faisons sans cesse a évidemment une importance capitale dans notre vie.Mais nous ne devons pas oublier que le Verbe de Vie dont elles témoigne nous est parvenu à travers l’expérience vécue de milliers de générations de croyants et aussi à travers l’expérience vécue de tous les croyants d’aujourd’hui ; et que c’est notre devoir de maintenir cette chaîne vivante en laissant nos vies s’imprégner de la Parole. Ne nous laissons pas trop influencer par une « mode » récente qui veut transformer ce qui a toujours été dans la tradition monastique une attitude constante d’écoute en une méthode ou une technique à laquelle on donne le nom de lectio divina, qu’on pense pouvoir enseigner, comme on enseigne d’autres techniques de prière.(Personnellement, je trouve plutôt ahurissant qu’on ait demandé à un des Pères synodaux de donner au Synode sur la Parole de Dieu une « démonstration » de la façon de faire la lectio divina !).

Il est merveilleux de voir comment Dieu a voulu se transmettre aux hommes et aux femmes à travers des hommes et des femmes ayant chacun/chacune leurs limites, parfois grandes.

Dominique Ponneau nous a parlé ces derniers jours du grand peintre Caravaggio, qui n’était certes pas un enfant de choeur.Il a eu une vie extrêmement agitée et même dissolue et a eu presque constamment maille à partir avec la justice.Et pourtant il a su transmettre dans ses tableaux une humanité exquise et une compréhension profonde du message du Verbe incarné.Et c’est sans doute signe de la largeur d’esprit des hommes d’Église de l’époque de l’avoir constamment invité à créer des oeuvres d’art religieux malgré les problèmes de sa vie privée.

Si nous sommes d’authentiques croyants et vivons notre foi, la Parole de Dieu passe á travers nous et se transmet à nos contemporains et aux générations futures, que nous nous en sentions dignes ou non. C’est le Message qui compte et non le messager.

Armand VEILLEUX