31 mai 2009 – Fête de la Pentecôte

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Ne pas être à bout de souffle...

Dans le sermon que nous avons lu au troisième nocturne ce matin, saint Léon le Grand affirmait que lorsque l’Esprit Saint remplit les disciples le jour de la Pentecôte, ce ne fut pas un début dans le don, mais une largesse qui s’ajoutait à d’autres. Et il expliquait que c’était le même esprit qui avait inspiré les patriarches, les prophètes et les prêtres de l’Ancienne Alliance.

En réalité l’Esprit est présent dans tout l’Ancien Testament, depuis le récit de la Genèse, qui présente le début de toutes choses comme un immense magma de matière, un immense chaos (un tohu-bohu, en hébreu), sans vie. Alors le souffle de Dieu (ou l’esprit de Dieu, le mot hébreu ruah signifiant à la fois souffle et esprit) plana sur ce chaos en en fit jaillir la vie par vagues successives.Chaque vague impliquait une nouvelle diversification : ténèbre et lumière, ciel et terre, végétaux et animaux, homme et femme.L’être humain apparaît lorsque Dieu insuffle son propre esprit dans l’une de ses créatures. Il serait stupide de briser la beauté -- le « souffle » grandiose -- de cette vision mystique et poétique en essayant d’y voir un fondement pour l’une ou l’autre des hypothèses scientifiques modernes sur l’origine de la vie humaine. Si l’on accepte Dieu comme l’origine de toute vie, l’Esprit qui donne vie à tout être vivant – tout organisme vivant – n’est pas autre que celui que, dans le Nouveau Testament, on appelle le Saint Esprit.

Nous retrouvons la présence de ce Souffle de Dieu tout au long de la Bible juive et dans les écrits du Nouveau Testament.Lorsque des hommes jouèrent un rôle important dans la conduite politique du peuple, comme les patriarches ou encore un Moïse ou un Josué, ou encore dans l’appel du peuple à la conscience ou à la conversion, comme le firent ceux qu’on appela les prophètes, c’est que le Souffle de Dieu descendit sur eux ou même fondit sur eux.

Le messager qui annonce à Marie qu’elle sera mère du Fils de Dieu, lui explique que le Souffle de Dieu planera sur elle, comme il avait plané sur les eaux au matin de la création et en avait fait jaillir la vie.Lorsque Jésus veut se faire disciple de Jean le Baptiste et qu’il descend dans l’eau du Jourdain, le même Esprit de Dieu se manifeste au dessus de lui sous la forme d’une colombe, symbole de la paix. Et lorsque le même Jésus envoie ses disciples en mission, la dernière fois qu’il se manifeste à eux, il souffle sur eux.Enfin, un grand Souffle envahit l’endroit où se trouvent les apôtres, le jour de la Pentecôte, jour où ils commencent enfin à prendre conscience de la mission que Jésus leur a donnée de répandre son Souffle à toutes les nations.

Ce Souffle qui a donné vie à tout ce qui a vie, Jésus de Nazareth l’a appelé son Esprit et l’Esprit de son Père.Et il nous l’a promis. Il est celui que nous appelons Dieu, lorsque nous parlons de Dieu avec un grand « D ». Il est plus présent à nous que nous ne sommes présents à nous-mêmes. Nous entrons en relation personnelle avec Lui lorsque nous pénétrons en notre propre coeur jusqu’à cette racine où notre être jaillit de la source de l’Être. C’est lorsque nous sommes en contact avec cet Esprit de Dieu en nous que nous pratiquons la prière continuelle.Et toute forme d’amour humain est une participation à cet Esprit, comme le dit saint Paul : « L’amour de Dieu a été répandu en nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné ».

Quand nous nous éloignons de ce centre, quand nous nous dispersons dans des activités superficielles, nous perdons le contact avec l’Esprit.Nous pouvons dire qu’alors nous nous essoufflons, au point d’être à bout de souffle. Si notre société occidentale actuelle semble ne plus aller que de crise en crise, c’est sans doute qu’elle est à bout de Souffle, coupée de la source de toute vie, qu’il s’agisse de vie animale ou de vie humaine, de vie du corps de l’esprit ou du coeur.

La fête de la Pentecôte nous rappelle, comme à tous les Chrétiens, que nous devons être dans le monde où nous vivons des porteurs de l’Esprit. Nous devons être des ponts.La mission des croyants n’est pas d’abord de faire la morale à leurs concitoyens, de partir en croisade pour la défense de tel ou tel principe, mais bien de laisser passer à travers eux le Souffle, afin que Celui-ci anime toujours plus l’humanité et l’univers.Pour cela il leur faut tout d’abord être présents au Monde, d’une présence aimante et respectueuse et, d’autre part, se laisser eux-mêmes remplir du Souffle.En tout cas, il ne convient pas à des Chrétiens, et encore moins à des moines d’être à bout de Souffle !

Armand Veilleux

Chapitre pour le dimanche de la Trinité, 7 juin 2009

Abbaye de Scourmont

« Je suis », avec nous

Cet entretien sera plutôt bref, puisque plusieurs d’entre vous doivent partir tout de suite après pour aller exercer votre devoir de citoyens de l’Europe.

Il y a quelques années, au moment où l’on préparait la Constitution de l’Union européenne – une Constitution qui, finalement, ne fut pas approuvée, puisqu’elle n’obtint pas l’accord unanime nécessaire de tous les pays européens – on discuta longuement de l’opportunité ou non d’inclure dans l’introduction à cette Constitution la mention des racines chrétiennes de l’Europe.

Cette mention qui, finalement ne fut pas retenue dans le texte qui fut présenté à l’approbation des divers états, aurait pu se faire de diverses façons. Elle aurait pu se faire de façon triomphaliste, en rappelant le rôle important que l’Église, en tant qu’institution, jouissant d’autorité et de pouvoir, avait rempli au long des siècles, en particulier dans le domaine de l’éducation, et dans plusieurs autres aspects de la vie civile.Une telle mention, bien que fondée historiquement, risquait de choquer ceux qui voyaient aussi des éléments négatifs dans le rôle joué par l’Église au cours des siècles, dans les empires et les états de ce qu’on appelle actuellement l’Europe. Mais cela aurait pu aussi être la mention des valeurs évangéliques transmises , à travers les siècles, aux peuples qui formèrent l’Europe par les générations chrétiennes successives.Et cela aurait correspondu à la recommandation faite par Jésus aux disciples, dans l’Évangile d’aujourd’hui.En les envoyant baptiser toutes les nations, il ne leur recommande pas de leur transmettre un corps de doctrine,mais bien de leur apprendre à « garder tous les commandements qu’il leur avait donnés ».Et, en Matthieu, cette expression « les commandements » renvoie aux Béatitudes du Sermon sur la Montagne.Ce qui est important, en fin de compte, ce n’est pas que tous les hommes et toutes les femmes de tous les peuples appartiennent à la même « organisation » religieuse, mais qu’ils vivent selon l’esprit des béatitudes.Et cela, c’est le devoir des Chrétiens de l’enseigner, tout d’abord à travers l’exemple de leur vie.

La fête de la Trinité est, en définitive, la célébration du mystère de communion au sein de la réalité divine que Jésus nous a révélée comme le Père, le Fils et l’Esprit. C’est ce même mystère de communion qui fait une Église de tous ceux qui ont mis leur foi dans le Christ Jésus. Et c’est aussi cette même réalité de communion qui fait une église locale d’une communauté monastique comme la nôtre, rassemblée par l’appel de Dieu à vivre ensemble la même recherche de Dieu dans le service mutuel.

J’ai souvent souligné, dans mes entretiens (chapitres) à la communauté l’importance du baptême – et tout d’abord du baptême du Christ – dans la spiritualité monastique.Or la vie publique de Jésus, dans l’Évangile de Matthieu, commence avec son baptême dans le Jourdain.À ce moment, est révélée non seulement sa mission de Messie, mais sa aussi relation au Père et à l’Esprit ; et, en même temps, Jésus assume la tradition ascétique du Baptiste, dans laquelle s’enracine notre spiritualité monastique. Or, ce même Évangile de Matthieu se termine par une autre mention du baptême, Jésus envoyant ses disciples baptiser toutes les nations.

Retenons surtout la promesse de Jésus d’être avec ses disciples, et donc aussi avec nous jusqu’à la fin des temps. Il ne dit pas : « Je serai avec vous » ; mais bien « Je suis avec vous ».Il vaudrait la peine d’analyser la formule grecque : « Ego met’umôn  ».Il y a d’abord l’affirmation théologiquement très lourde de « Je suis » (Ego ) par laquelle Jésus s’attribue le nom de Dieu révélé à Moïse : « Je suis » (Yahvé).Durant sa vie terrestre Jésus avait dit aux Pharisiens et aux foules : « Tout pouvoir a été donné au Fils de l’homme sur terre ».Dans l’Évangile d’aujourd’hui, il dit « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur terre. » Le Fils de l’homme est en effet désormais entré dans la gloire du Père.Il n’est pas entré seul dans cette gloire. Il nous a assumés avec Lui. La formule grecque est extrêmement forte. La mention « avec vous » est insérée entre le « Je » et le « suis » du « Je suis » (Ego met’umôn -- je, avec vous, suis).Et c’est sur cette affirmation par Jésus de notre propre insertion dans le mystère de la vie trinitaire que se termine l’Évangile de Matthieu.

Nous pouvons donc nous aussi dire « Je suis », avec le Père et le Fils, dans la communion de l’Esprit.

Armand Veilleux

Chapitre du 8 mars 2009, 2ème dimanche de Carême

La joie de croire dans la nuit

L’antienne à la Vierge Marie que nous chantons à la fin des Offices de Laudes et de Vêpres durant le Carême se termine par la demande suivante : « Réveille en nous la joie de croire dans la nuit ».

a) La joie

Cette mention de la joie, en plein Carême, est très intéressante.Nous pouvons la mettre en relation avec ce que dit saint Benoît dans le chapitre de sa Règle sur le Carême. Toute la Règle est empreinte d’une sobriété toute romaine, et on n’y trouve guère de grandes démonstrations de joie ou d’enthousiasme.Il n’en est donc que plus significatif que ce soit précisément lorsqu’il parle de l’observance du carême que Benoît mentionne explicitement la joie.Après avoir expliqué que le carême n’est pas un temps pour faire des choses nouvelles et extraordinaires mais plutôt pour faire mieux et plus intensément les choses qui sont les éléments essentiels de notre vie chrétienne et monastique (telles que la prière, la lectio, l’abstinence), il invite chacun à faire volontairement en ces domaines quelque chose de plus que d’habitude, dans la joie du Saint Esprit.Et il nous invite à une plus grande abstinence, non seulement de nourriture, de boisson et de sommeil, mais aussi de bavardage et de plaisanterie, afin, dit-il, d’attendre la saint Pâque dans la joie du désir spirituel. Remarquons aussi le lien qu’il établit entre la joie et le désir. En effet, si nous pouvons trouver des satisfactions et de l’agrément dans les plaisirs superficiels de la vie, y compris les plaisirs les plus sains et les plus légitimes, la vraie joie se trouve dans une union d’amour avec Dieu.

Dans le chapitre 15 de l’Évangile de Jean, Jésus -- qui va pourtant bientôt mourir -- après avoir révélé à ses disciples le mystère de l’amour qui l’unit à son Père, et après les avoir invités à demeurer dans cet amour comme il demeure dans l’amour de son Père,: « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaire ». ( 15,11).

Et, bien sûr, dans l’Évangile de Matthieu, la prédication de Jésus commence par cette longue proclamation par Jésus, dans le Sermon sur la Montagne, des véritables sources du bonheur : « Bienheureux... » Bienheureux, véritablement heureux, sont les pauvres, les coeurs purs, ceux qui sont assoiffés de justice, les artisans de paix, etc. 

b) La joie de croire

C’est pourquoi le texte de notre antienne à la Vierge parle de la « joie de croire ».Notre foi en Dieu – notre foi dans le Père que Jésus nous a révélé – est pour nous, et doit toujours être pour nous une source de joie.Toute forme de religion ou de religiosité qui tue ou diminue la joie, qui crée la peur ou l’angoisse, est une fausse religiosité, opposée à la foi.Notre foi n’est pas un opium nous permettant de supporter les difficultés de la vie présente, ni une simple attente de biens à venir.Elle est déjà la possession de ce que nous posséderons en plénitude durant l’éternité.Lorsque Jésus dit à ses disciples qu’il veut que leur joie soit parfaite, le contexte manifeste clairement qu’il veut que cette joie soit parfaite dès ici-bas, dès maintenant.Elle consiste dans l’amour.« Comme mon Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez dans mon amour » ( 15,10). Et après leur avoir expliqué qu’il leur a dit tout cela, pour que leur joie soit parfaite il les invite à s’aimer les uns les autres.Notre joie éternelle sera de vivre dans l’amour de Dieu. Cette joie est objet de désir, car cet amour est capable d’une croissance infinie, mais elle est aussi une joie que nous pouvons et devons vivre dès ici-bas.Elle est le fruit de la vie, de la mort et de la Résurrection de Jésus de Nazareth, et c’est pourquoi Benoît nous appelle à attendre Pâques dans la joie de l’Esprit.

c) Dans la nuit

Dans la vie spirituelle comme dans la nature, il y a en général une alternance de jour et de nuit, de moments de lumière quand tout est clair et de moments de ténèbres quand tout semble obscur.Cela vaut du cheminement de l’Église et du Monde aussi bien que du cheminement personnel de chacun de nous.La foi, dont nous avons reçu le don, nous permet de conserver une joie profonde même au milieu de ténèbres et parfois des souffrances, tout comme Jésus parlait à ses disciples de la joie au moment même où il entrait dans les ténèbres de sa propre Passion.

Cette alternance entre lumière et ténèbre varie évidemment selon les personnes et aussi selon les époques.Nous savons tous que les grands mystiques, de toutes les traditions religieuses, se répartissent en deux grandes catégories : les mystiques de la lumière – ceux qui sont fascinés par tout ce que nous pouvons savoir et percevoir de Dieu – et les mystiques des ténèbres – fascinés par le fait que Dieu est autre et au-delà de tout ce que nous pouvons en savoir, en penser, en expérimenter.Il semble que, de nos jours, les vrais mystiques (comme Mère Teresa, Jean Vanier, Mgr. Romero, etc.) sont ceux qui sont (ou ont été) particulièrement proches de la misère et de la souffrance humaines.

d) Réveille en nous la joie...

Certaines situations personnelles ou globales risquent de mettre cette joie en veilleuse.Elle doit donc être sans cesse « réveillée ». C’est ce que nous demandons dans cette antienne.

Au niveau mondial la situation est particulièrement noire depuis quelques années, avec les conflits guerriers qui se multiplient, la dureté de l’oppression de certains peuples et de certaines catégories de personnes.Et, plus récemment, il y a cette crise financière, qui a engendré une crise économique, laquelle a engendré une crise sociale qui ne fait que commencer.Pour ne pas nous laisser allé au pessimisme et à la tristesse, il faut que soit réveillé en nous la foi qui nous fait non pas ignorer ces situations, mais plutôt, d’une part mettre notre joie à un niveau plus profond et, d’autre part, faire ce que nous pouvons, chacun dans notre sphère, pour corriger ces situations dans la mesure, si petite soit-elle où nous le pouvons.

Au niveau ecclésial, certaines orientations des dernières années et particulièrement une série d’évènements récents, ont de quoi attrister et peut-être décourager ceux qui avaient beaucoup espéré du grand Souffle qui avait animé Vatican II.Mais là aussi une foi authentique nous permet de percevoir le caractère relatif de toutes ces situations et de trouver malgré cela une joie profonde dans notre relation avec la personne de Jésus.

Dans un livre récent (Le rêve de Jérusalem, Desclée de B., Paris 2008) le cardinal Carlo Maria Martini cite la phrase de Jésus : « Le Fils de l’Homme, lorsqu’il reviendra, rencontrera-t-il la foi sur la terre ? » et il commente (p. 170) : « Il ne demande pas : Rencontrerai-je une grande Église bien organisée ? Il sait apprécier aussi bien une Église pauvre et petite, animée d’une foi puissante et agissant selon cette foi. »

C’est cette foi, et la joie qu’elle engendre, que, dans cette antienne, nous demandons à Marie de nous obtenir.

Armand Veilleux

Entrée en Carême 2009

 (Conférence donnée d'abord comme ouverture d'une récollection pour les Laïcs pour l'entrée en Carême)

Un nouvel ordre mondial

Il n’y a pas tellement d’années, des politiciens, y compris des Chefs d’État parlaient avec un peu d’orgueil, et sans doute aussi avec une bonne dose de naïveté, d’établir un nouvel ordre international.Ce nouvel ordre, c’est-à-dire ce nouveau mode de relation entre les peuples et entre les classes de personnes au sein des mêmes peuples est en train de s’écrouler.

Il serait ridicule de voir dans cette crise une forme de punition divine, comme le disent parfois certains fondamentalistes, aussi bien catholiques que protestants.Dieu ne s’amuse pas à faire souffrir ses enfants pour les punir. Si le système est en train de s’écrouler c’est qu’il était tout simplement construit sur le sable et non sur de solides fondations.C’est qu’il avait oublié la plupart des valeurs humaines et spirituelles fondamentales, pour ne privilégier qu’une seule valeur, d’ordre matériel : l’argent.

Si l’on ne peut voir dans la crise économique actuelle (et la crise sociale qui suivra sans doute, et ne fait que commencer), une punition divine, on peut y voir un appel à la conversion, c’est-à-dire un appel à établir nos vies, aussi bien collectives qu’individuelles, sur une base solide. C’est ce à quoi nous sommes invités par l’observance du carême.

Au cours de la journée de demain et de dimanche, divers membres de notre communauté monastique vont vous présenter la liturgie des cinq dimanches du carême.Mais le carême ne se réduit pas à la liturgie.C’est beaucoup plus que la liturgie ; c’est une attitude, un mode de vie.

À la fin du Livre de l’Apocalypse -- le dernier livre du Nouveau Testament -- l’auteur brosse une grande fresque où apparaît un ciel nouveau et une terre nouvelle, et il entend une voix forte qui dit : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes.Il demeurera avec eux.Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu avec eux... » . peu plus loin : « Voici que je fais toutes choses nouvelles ».

La « nouveauté » est donc au coeur du message du Nouveau Testament, comme elle était au coeur du message de l’Ancien Testament.En quoi consiste cette nouveauté ?Tout d’abord dans le fait que Dieu a choisi d’établir sa demeure avec les hommes, de demeurer avec eux.C’est l’aspect du mystère de Dieu que nous avons célébré durant tout le temps de Noël, en commençant avec l’Avent.

Tout l’univers, y compris les humains que nous sommes, est jailli de l’amour de Dieu.C’est ce que le livre de la Genèse exprime à travers ses récits allégoriques de la création du monde.Il est évident que le monde n’a pas été créé en six jours. Personne ne l’a jamais cru, surtout pas l’auteur du Livre de la Genèse, qui voulait, à travers ce récit mythique affirmer la seule grande vérité qui compte : nous venons de Dieu.(Il y a plusieurs théories, les unes plus scientifiques que les autres, concernant la façon dont l’être humain et tous les autres êtres sont apparus sur la terre – l’évolutionnisme,le créationnisme, et plusieurs versions de l’un et de l’autre – aucune de ces théories n’est incompatible avec la Bible, car c’est à un autre niveau qu’elle se situe.Elle veut simplement dire que nous devons notre existence à Dieu).

Depuis aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire, à travers les sources écrites ou les autres sources archéologiques que nous possédons, l’être humain a toujours cru à l’existence d’un être suprême. L’athéisme théorique contemporain est une toute petite parenthèse dans l’histoire de l’humanité.Cependant, durant très longtemps, les hommes se sont imaginé Dieu comme un maître terrible habitant loin, là-haut dans les cieux.Les grands prophètes de l’Ancien Testament ont graduellement habitué leur peuple à percevoir Dieu comme présentà leur vie, comme quelqu’un avec qui on pouvait établir une relation personnelle d’amour.Et puis, il y a eu Jésus de Nazareth, qui a été la révélation vivante de cette présence de Dieu dans l’histoire de l’humanité.

Saint Jean, le plus mystique des Évangélistes le dit de façon merveilleuse dans le Prologue de son Évangile : « Au commencement était la Parole de Dieu, qui a tout créé.Cette Parole était en Dieu, elle était Dieu.Elle s’est incarnée – elle s’est fait chair – et a habité parmi nous ;c’est-à-dire, a fait sa demeure au milieu de nous : dans notre histoire, dans notre monde.Sa présence a tout transformé, a fait un monde nouveau... Et, à la fin du Nouveau Testament, sous la plume du même Jean – à travers l’un de ses disciples – nous lisons cette parole que j’ai citée au début : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes.Il demeurera avec eux... »

Le monde est nouveau, l’humanité est nouvelle lorsque Dieu y habite, lorsque Dieu y fait sa demeure.Il vaudrait la peine de méditer longtemps sur le substantif « demeure » ou le verbe « demeurer ».Ces ont une nuance d’intimité.Si je suis en visite chez quelqu’un pour quelques jours ou quelques semaines, ce lieu n’est pas ma « demeure », même si j’y suis bien reçu.Si je « squatte » pour un certain temps, même pour longtemps, un terrain ou un édifice, ce terrain ou cet édifice ne deviennent pas ma « demeure ».

Comment devenons-nous la demeure de Dieu ?Jésus nous le dit au cours de sa longue conversation avec ses disciples durant le dernier repas qu’il prit avec eux : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole.Mon Père l’aimera. Nous viendrons et nous ferons chez lui notre demeure ».

Essayons maintenant de voir, dans une vue synthétique, la lumière que nous donnent tous ces textes de la Bible : Au commencement, c’est-à-dire au moment où commença à exister le monde – toutes les choses que nous connaissons – déjà existait le Verbe, la Parole de Dieu.Il existait au commencement, donc antérieurement à ce commencement.La création est déjà une grand nouveauté. Nous appartenons à Dieu, nous sommes les siens ; il est venu chez les siens et beaucoup des siens ne l’ont pas reçu.Mais à ceux qui l’ont reçu, qui ont écouté sa Parole et l’ont mise en pratique, il a donné de devenir eux-mêmes enfants de Dieu, venant faire en eux sa demeure.

Et ceux-là ont comme mission dans la vie de faire naître sans cesse un monde nouveau en faisant du monde où ils vivent un lieu de la présence de Dieu.

La prière continuelle, à laquelle nous sommes tous conviés par l’Évangile, consiste à être, aussi constamment – et aussi consciemment – que possible attentifs à cette présence de Dieu en nous, en nos vies, dans notre univers. Chaque fois que nous nous ouvrons à cette présence, elle nous appelle à la conversion.

On peut voir la « conversion » comme une transformation, une purification qui nous prépare à recevoir en nous la présence de Dieu...Cette vision n’est certes pas fausse.Mais dans l’ensemble la Bible voit le plus souvent la conversion comme un effet de la présence de Dieu.Elle est elle-même un don de Dieu.Dans la liturgie du carême nous entendrons souvent des textes des grands prophètes de l’Ancien Testament nous rappeler que la conversion consiste dans le fait d’avoir un coeur nouveau.Nous entendrons en particulier Ezéchiel qui met dans la bouche de Dieu ces paroles (. 11,19 ; 36,26) : « J’enlèverai de votre poitrine le coeur de pierre qui s’y trouve et j’y mettrai un coeur de chair ; et vous serez mon peuple ».

Dans ce beau texte nous avons le lien entre la conversion personnelle et l’établissement d’un monde nouveau, d’un peuple nouveau où Dieu habite. Pour qu’il y ait un monde nouveau, il faut que les hommes et les femmes laissent Dieu transformer le coeur de chacun et de chacune.

En quoi consiste cette conversion du coeur ?Elle consiste dans le fait de recevoir de Dieu la grâce d’un coeur qui est droit, qui pratique la justice.

La « justice ».C’est un autre mot qui reviendra souvent dans les lectures liturgiques de ce temps, et dont le sens est beaucoup plus profond et large que le sens qu’on lui donne de nos jours.Être juste, ce n’est pas simplement payer ses dettes et ne pas voler ; c’est essentiellement avoir une relation droite avec tous – tout d’abord avec Dieu, mais aussi avec tous les autres et avec soi-même.Dieu est le « Juste » par excellence.À l’égard des autres, la justice consiste à les respecter, à reconnaître leur différence, à être attentifs à leurs besoins.Les prophètes de l’Ancien Testament ont vécu dans un temps où le Peuple était installé depuis un bon bout de temps dans la Terre Promise, et où s’étaient établi des fossés entre les riches souvent exploiteurs et les pauvres opprimés.Ils appellent constamment à la conversion du coeur.La première lecture biblique du Temps du Carême à la Messe, c’est-à-dire la première lecture du Mercredi des Cendres, sera une lecture du prophète Joël qui commence ainsi : « Revenez à moi de tout votre coeur !... Déchirez vos coeurs et non pas vos vêtements, et revenez au Seigneur notre Dieu, car il est tendre et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour... »

Le système économique mondial des dernières décennies, avec le développement à outrance d’une économie libérale, imposée à toutes les parties du globe, était assez semblable à la situation dans laquelle vivaient les prophètes de l’Ancien Testament ; avec cette différence que les disparités sont aujourd’hui encore plus criantes.Le fait que des individus peuvent posséder des dizaines de milliards d’euros ou de dollars, comme fortune personnelle, alors que le tiers des habitants de la terre n’ont pas de quoi manger à leur faim est aberrant, quelle que soit l’honnêteté des personnes concernées.Ce système est en lui-même inique et a fait un nombre énorme de victimes y compris en engendrant des guerres.Il est en train de s’écrouler.

Je crois qu’il ne doit pas y en avoir beaucoup d’entre nous qui sont en mesure d’intervenir activement dans les milieux financiers ou économiques pour travailler à l’élaboration d’un nouvel ordre économique et social international.Mais nous pouvons tous y intervenir à un niveau encore plus important et tout à fait nécessaire : par la conversion de nos propre coeurs.

Or, comme nous l’avons vu tout à l’heure, la transformation de nos coeurs est un don reçu de Dieu, et non quelque chose que nous réalisons nous-mêmes.Mais ce don ne se produit que lorsque nous nous y ouvrons, en laissant Dieu venir et faire sa demeure en nous.C’est une chose à laquelle nous offrons beaucoup de réticences, à cause des peurs qui nous habitent.

La Lettre aux Hébreux (. 2,15) parle de ceux qui passent toute leur vie dans l’esclavage par peur de la mort, ajoutant que Jésus est venu précisément, à travers sa propre mort, nous libérer de cette crainte. Nous savons que notre vie ici-bas aura un terme. Nous avons beau croire à l’éternité, la mort nous fait souvent peur – consciemment ou inconsciemment.Nous essayons donc de nous arracher nous-mêmes à cette crainte, soit en essayant de nous perpétuer à travers des empires de diverses formes, soit en nous étourdissant dans des distractions.

Jésus a dû affronter cette peur lui-même, au Jardin de Gethsémani.Dieu a eu peur.Il a su non pas ignorer ou feindre d’ignorer cette peur, mais la confronter, l’accepter et, malgré elle, faire confiance à son Père.Aussi, lorsqu’il nous répète sans cesse, spécialement dans les récits postérieurs à la Résurrection : « N’ayez pas peur », « ne craignez pas » ; il ne nous invite pas à ignorer nos peurs mais à faire en sorte qu’elles ne nous empêchent pas d’agir et d’être fidèles.

*****

J’ai essayé, en ces quelques réflexions, de montrer comment tous les aspects du mystère du salut qui seront offerts à notre méditation et à notre contemplation durant le Temps du Carême, se tiennent pour ne former qu’un seul mystère. Je les rappelle brièvement : Dieu qui a créé le monde veut le re-créer sans cesse, en se servant de nous.La transformation des structures de la société suppose et nécessite la transformation des coeurs.Celle-ci est un don qui nous est offert.Nous nous y ouvrons en laissant Dieu pénétrer dans nos vies, et faire sa demeure en nous.C’est ce que nous faisons en nous mettant à l’écoute de sa Parole et en mettant cette Parole en pratique.Pour cela Jésus nous montre le chemin.Il est lui-même la Parole qui a fait sa demeure parmi les hommes. Il a connu le rejet des hommes et, comme tout homme il a eu peur de la mort ; malgré cette peur il a gardé vive sa confiance et a remis son âme entre les mains du Père, qui l’a ressuscité.

C’est là l’ensemble du mystère du salut que nous célébrerons tout au long de ce carême.

Armand VEILLEUX

Scourmont, le 20 février 2008

15 mars 2009 : deuxième dimanche de Carême B

Chapitre à la Communauté de Scourmont

La Croix : scandale pour les Juifs, folie pour les Païens

Récemment quelqu’un me demandait ce que signifiait au temps de Jésus l’expression « porter sa croix », faisant sans doute référence à la parole de Jésus dans l’Évangile : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce à lui-même, qu’il porte sa croix, et qu’il me suive ».Il est probable que ce ne sont pas là les ipsissima verba de Jésus, c’est-à-dire ses paroles telles qu’il les a prononcées, mais plutôt ses paroles réinterprétées à la lumière de l’expérience pascale, après sa mort et sa résurrection.

De toute façon, ces paroles se trouvent dans les trois Évangiles synoptiques et tout de suite après l’annonce par Jésus à ses disciples de sa passion et de sa mort.Le sens est donc clair : pour être disciple de Jésus il faut être prêt, comme lui, à demeurer fidèle à son engagement, même si cela conduit jusqu’à la mort.Peu de personnes sont sans doute appelées à verser leur sang pour la défense de leur foi, mais tous nous sommes appelés à « renoncer à nous-mêmes », c’est-à-dire renoncer à notre volonté propre, à nos égoïsmes afin, comme dit saint Benoît, de ne rien préférer à l’amour du Christ.

Il est un peu surprenant que le mot « croix » ne soit jamais mentionné dans la Règle de saint Benoît. Cependant la participation aux souffrances du Christ est mentionnée à la fin du Prologue. C’est même toute notre vie monastique qui y est décrite comme un exercice de patience par lequel nous pouvons participer aux souffrances du Christ et mériter d’être avec lui dans son royaume.On retrouve le même enseignement au Chapitre 7, dans la description du 4ème degré d’humilité.

Dans la deuxième lecture de la Messe d’aujourd’hui, saint Paul parle de la Croix.« Alors que les Juifs réclament les signes du Messie, et que le monde grec recherche une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les peuples païens. »

Ce passage est tiré du premier chapitre de la Première aux Corinthiens, où Paul affirme qu’il n’a pas été envoyé baptiser mais annoncer l’Évangile ; et que l’Évangile qu’il annonce est celui d’un Messie crucifié.Il faut savoir que ce supplice suscitait une grande horreur dans le monde de l’époque, non seulement à cause de sa cruauté, mais aussi à cause de sa signification sociale.Il semble que ce supplice ait eu son origine en Perse.Les Romains l’avaient adopté mais comme forme de peine capitale réservée aux esclaves. Elle n’était pas appliquée aux citoyens romains, sauf dans le cas de crimes contre l’Empire. Dans les provinces de l’Empire, comme la Judée, cette peine servait aussi pour décourager les révoltes contre la domination romaine. Jésus a donc été mis à mort de cette façon pour un mobile politique, parce que les autorités juives l’ont présenté à Hérode et à Pilate comme quelqu’un qui prétendait être « roi des Juifs » et donc un opposant politique au pouvoir romain.

Les auteurs païens de l’époque – par exemple Cicéron et Tacite – décrivent toute l’horreur que suscitait un tel supplice. Cicéron le décrit comme « le plus cruel et le plus horrible » de tous les supplices.On comprend donc que pour les Juifs qui attendaient un Messie nationaliste et triomphateur l’idée d’un Messie crucifié était une horreur.Et pour la sagesse grecque c’était une folie.

Ce qui est intéressant dans le texte de Paul, c’est que non seulement il établit une opposition, ou une dialectique, entre les Juifs d’une part et la sagesse grecque d’autre part ; mais il refuse de situer d’un côté ou de l’autre.En effet Jésus est au-dessus de tout cela et il est « puissance de Dieu et sagesse de Dieu » aussi bien pour les Juifs que pour les Grecs.

J’ai mentionné tout à l’heure la Règle de saint Benoît.Même s’il n’utilise pas le mot « croix », peut-être à cause de l’horreur que ce mot suscitait encore dans la culture romaine de l’époque, on trouve dans sa Règle diverses mentions des souffrances du Christ et de notre participation à ses souffrances, comme je l’ai dit plus haut.On trouve aussi un très bref texte qui fait allusion à l’opposition entre deux univers mentionnée dans le texte de Paul que nous commentons.Il s’agit d’un des « Instruments des bonnes oeuvres », au chapitre 4 de la Règle : Se faire étranger aux manières du siècle.

Ce chapitre quelque peu déconcertant de la Règle de Benoît est composé de 74 maximes sans trop de liens avec les chapitres qui précèdent et qui suivent, et même sans trop de lien entre elles.Plusieurs n’ont rien de spécifiquement monastique ni même rien de spécifiquement chrétien.On comprend évidemment l’appel initial à aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de toute sa force et à aimer le prochain comme soi-même, mais non ne voit rien de particulier à la spiritualité monastique dans les recommandations de ne pas tuer, de ne pas commettre d’adultères et de ne pas voler... Après ces quelques recommandations vraiment fondamentales, vient une seconde série, chapeautée par la maxime « Se renoncer à soi-même pour suivre le Christ » (où l’on trouve évidemment l’idée de la Croix), et qui comprend l’invitation non seulement à aimer le jeûne, mais aussi à nourrir les pauvres, vêtir ceux qui sont nus, visiter les malades, etc. Puis vient cette recommandation que j’ai citée : se rendre étranger aux manières du siècle, suivi par une autre qui conclue cette section : Ne rien préférer à l’amour du Christ.

Donc, pour ne rien préférer à l’amour du Christ – une recommandation qui revient à quelques reprises dans la Règle, sous diverses formes – il faut, comme dit saint Paul dans la lecture d’aujourd’hui, transcender toute fausse dichotomie ou toute fausse tension entre diverses formes de sagesse du monde et s’attacher au Christ.Il est important cependant de prendre le raisonnement de Paul dans son entièreté.Non seulement le Christ se distancie des Juifs pour qui il est une horreur et des Grecs pour qui il est une folie, mais il revient vers les uns et les autres pour apporter à tous la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu.

Benoît n’utilise pas les expressions de « séparation du monde » et de « fuite du monde » que connaîtra la spiritualité occidentale après lui et qui resteront toujours des formules empreintes d’ambigüité. Il parle tout simplement de se « faire étranger aux manières du monde ».Et il faut savoir que le mot « étranger » était l’un des noms du Christ dans la spiritualité des premiers siècles.Le Christ est l’Étranger par excellence de deux façons.Il est Celui qui, alors qu’il était en Dieu, s’est humilié et s’est anéanti pour devenir l’un de nous (Phil. 2) ; mais il est aussi celui qui, venu chez les siens, n’a pas été reçu par eux et a été traité comme un étranger.

Être étranger aux manières du siècle c’est vivre à la fois cette grande proximité et cette grande distance.Pratiquer sous toutes ses formes l’amour du prochain, tout en ayant son coeur déjà dans l’éternité en se laissant pénétrer par l’amour de Dieu.Ne rien préférer à l’amour du Christ mais aimer intensément ses frères et le siècle dans lequel nous vivons.

Armand VEILLEUX

Chapitre du 1 mars 2009

Premier Dimanche de Carême

L’Alliance de Dieu avec tous les êtres vivants

Le 9ème chapitre du livre de la Genèse – dans son récit mythologique du déluge -- propose une nouvelle voie de communion.La logique destructrice des empires mésopotamiens, faite d’agressions, d’oppressions, d’exploitation de l’homme par l’homme avait conduit à la punition du déluge. Après quoi Dieu établit une alliance avec ce qui reste de l’humanité et cette alliance s’exprime dans la promesse : « Il n’y aura plus de déluge » -- promesse scellée par l’arc-en-ciel. C’était la fin – ou en tout cas c’aurait dû être la fin – de la religion de la peur, remplacée par la certitude de l’amour de Dieu pour l’humanité. Cette alliance primordiale de Dieu, toujours valide, a été faite en effet avec l’humanité dans son entièreté et non avec un peuple « choisi ». Elle est antérieure au choix d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et à l’apparition du peuple d’Israël.

Noé est le représentant de l’humanité entière dans cette Alliance.Il apparaît comme le juste par excellence, dont la justice lui vaut d’échapper à la ruine d’un monde condamné et de réconcilier avec Dieu la terre et ses habitants.Son histoire sera réinterprétée par la tradition sapientielle (le Siracide et le Livre de la Sagesse en particulier), qui élaboreront sur sa base le thème du « Reste ».Noé est le type de ce « reste », qui constitue à lui seul le peuple juste et qui préfigure le Juste par excellence, le Messie, qui sauvera le Monde du désastre comme Noé l’avait fait. Le Livre de la Sagesse parle, dans un langage très poétique (14,6), de « l’espoir de l’univers [qui] se réfugia sur un frêle esquif... et laissa au monde le germe d’une génération nouvelle ». Noé est mentionné plus d’une fois dans le Nouveau Testament, en particulier dans la Lettre aux Hébreux (11,7) qui le présente comme le juste qui crut sur la seule garantie de la Parole de Dieu

Cette Alliance de Dieu est présentée, dans le récit de la Genèse, comme une alliance non seulement avec Noé et ses fils, mais aussi avec tous les êtres vivants -- oiseaux, animaux domestiques, bêtes sauvages.Cela montre bien à quel point la vie est importante pour Dieu.De même, dans la seconde lecture, Pierre nous dit que le Christ, après avoir été mis à mort a été rendu à la vie et est allé proclamer son message à ceux qui étaient prisonniers de la mort depuis le temps du déluge.

De nos jours, face au danger de plus en plus grand et quasi irréversible que les hommes font courir à la planète, se développe au sein de l’humanité une certaine conscience écologique.Cette conscience écologique est généralement fondée presque uniquement sur la crainte d’une catastrophe planétaire.Or, on pourrait trouver un fondement biblique et théologique de cette préoccupation écologique dans l’ Alliance faite entre Dieu et tous les vivants après le déluge.Les hommes ont constamment rompu cette alliance, à laquelle Dieu a été fidèle.D’où le besoin d’une conversion.Le souci de sauver la planète de notre gaspillage est un appel à une conversion à la fois personnelle et collective dans l’usage que nous faisons des ressources naturelles.

Dans l’Évangile d’aujourd’hui, avec la manifestation de Jésus lors de son baptême, une page importante est tournée dans la vie de Jean-Baptiste.Il peut désormais disparaître et il est effectivement enlevé et mis en prison. Il sera bientôt tué. Une page importante est aussi tournée dans la vie de Jésus et un nouveau chapitre commence dans la vie de l'humanité.Il y a là pour nous une leçon.Nous devons savoir reconnaître les tournants importants dans notre vie, aussi bien individuelle que collective.Souvent la fidélité à notre vocation ou à notre mission nous appelle à mettre le point final à un chapitre, à tourner la page et à commencer décidément le chapitre suivant, comme l'a fait Jésus.Or, comme il arrive souvent dans les livres imprimés, il peut y avoir une page blanche entre deux chapitres.C'est le moment du désert, de la tentation, de la lutte contre les bêtes sauvages à l'intérieur comme à l'extérieur de nous-mêmes, mais aussi un moment où il faut savoir reconnaître les anges ou les messagers que Dieu nous envoie pour nous assister, nous conseiller, nous guider.

Toute la prédication de Jésus et le message qu'il répétera tout au long de sa vie publique, Marc les résume dans l’Évangile d’aujourd’hui en quelques phrases lapidaires : "Les temps sont accomplis -- le règne de Dieu est tout proche -- convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle".La Bonne Nouvelle (Marc 1,1) est celle de la possibilité d'une humanité nouvelle, pratiquant la justice et l'amour et vivant dans la paix.Cette société nouvelle n'est possible que si les hommes renoncent à l'injustice et à la guerre, ainsi qu’à l’exploitation irrationnelle de la planète; que s'ils se convertissent, c'est-à-dire laissent Dieu transformer leur coeur.

C'est alors que se réalisera pleinement l'alliance signifiée par l'arc-en-ciel après le déluge lorsque Dieu dit : "J'établis mon alliance avec vous, avec tous vos descendants, et avec tous les êtres vivants qui sont autour de vous.

C’est toute l’histoire de cette Alliance de Dieu avec l’humanité que l’Évangéliste Marc fait revivre à Jésus au début de son Évangile, en quelques lignes dont le fil conducteur est le Jourdain, le désert et la Galilée.Jésus commence la libération de l’humanité par quarante jours au désert rappelant les quarante années de l’Exode.Il y rencontre la tentation du pouvoir dominateur personnifié sous le nom de Satan.Il y vit, comme il le fera durant toute sa vie publique, entre les bêtes sauvages, c’est-à-dire les forces qui s’opposeront à sa mission – essentiellement les Scribes, les Pharisiens et les Chefs religieux du Peuple – et les anges, c’est-à-dire les hommes et les femmes qui se feront ses disciples.On peut également penser que cette présence –alors paisible – des bêtes et des anges près de Jésus au désert est aussi l’anticipation du retour à l’harmonie originelle du paradis terrestre.

L’arrestation – et bientôt la décapitation – de Jean-Baptiste démontrent que ce n’est là que l’annonce d’une victoire qui est encore loin.Aussi, les premiers mots de la prédication de Jésus en Galilée seront : « convertissez-vous » – c’est-à-dire renoncez à la tentation du pouvoir – et « croyez à la bonne nouvelle » de la libération.

Les nombreux foyers de conflits dans notre monde contemporain, engendrés par la soif du pouvoir et le déferlement d’une violence meurtrière en de si nombreux points de la planète montrent bien que les forces du mal et la tentation du pouvoir, personnifiés dans l’Évangile de Marc par « Satan », sont toujours bien vivantes.Si nous y regardons de près nous verrons sans doute que cette tentation du pouvoir est présente non seulement dans les relations entre les peuples et les nations, mais aussi en chacun de nos cœurs, tout au long de notre vie de tous les jours.

En ce début de Carême, demandons à Dieu la lucidité qui nous permettra de reconnaître dans le désert de nos vies toutes les tentations de pouvoir.Écoutons le message de Jésus nous appelant à nous convertir et à croire à la Bonne Nouvelle utopique d’une harmonie entre les personnes et entre les peuples.L’instauration définitive de cette harmonie globale, qui nous semble encore si loin, dépendra de la petite contribution que chacun de nous y aura apportée.

Armand VEILLEUX

29 mars 2009 – 5ème dimanche de Carême « B »

Chapitre à la communauté de Scourmont

La loi inscrite en nos coeurs

(Cet entretien sera bref, étant donné qu’à cause du passage à l’heure avancée nous avons une heure de moins ce matin et que notre horaire est un peu bouleversé).

« Voici venir des jours, déclare le Seigneur, où je conclurai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une Alliance nouvelle... Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai dans leur coeur » (Jér. 31, 31-34).

Nous avons ces paroles mises dans la bouche du Seigneur par le prophète Jérémie dans la première lecture de la Messe d’aujourd’hui (que nous venons d’entendre aussi à Laudes).Elles ont été prononcées par Jérémie un peu avant l’exil à Babylone.Un siècle plus tard, durant l’exil de Babylone, nous retrouverons chez le prophète Ezéchiel le même message, mais avec une insistance sur la dimension de conversion.

« Je vous donnerai un coeur neuf et je mettrai en vous un esprit neuf, j’enlèverai de votre corps le coeur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair » (Ezéc. 36,26 ; voir aussi Ezéc. 11,19).

Quelle est cette loi écrite en nos coeurs. Une certaine apologétique y a souvent vu une « loi naturelle » qui serait inscrite dans la nature humaine, y qui dicterait à toute personne humaine, de toute race, de tout lieu et de tous temps, les règles fondamentales de l’agir humain, dictant ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, et qui aurait une valeur universelle.Cette notion de loi naturelle est réapparue ces derniers temps lors des discussions provoquées dans la presse occidentale autour de certaines déclaration du Pape Benoît XVI sur des questions morales (en particulier concernant l’avortement, la limitation des naissance et les méthodes de protection contre le SIDA).

Quoi qu’il en soit de cette loi naturelle et des diverses façons de la concevoir, selon les temps et les cultures, ce n’est pas de cela dont il est question dans notre texte biblique d’aujourd’hui.La LOI dont il est question dans ces textes est une loi d’amour, qui a comme conséquence la connaissance, la conversion et le pardon. Elle est beaucoup plus proche de notre notion moderne de « conscience » que de celle d’une « loi naturelle ».

« Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai dans leur coeur. Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple ». C’est là la première conséquence : une relation étroite. Ici, en Jérémie, c’est une relation entre Dieu et le peuple.Un siècle plus tard, chez Ézéchiel, cela deviendra plus personnel. Et la deuxième conséquence, c’est la connaissance de Dieu «Tous me connaîtront ». Et la troisième conséquence sera le pardon des péchés, qui implique évidemment la conversion impliquée dans une vraie connaissance.La notion même de péché et de pardon suppose la connaissance de Dieu et donc la foi.Celui qui n’a pas la foi ne fait pas de péchés. Il commet des erreurs et fait des gaffes ; c’est tout. Le pécheur est la personne qui est consciente d’avoir offensé Dieu par ses actions ou ses omissions, et qui est consciente en même temps que Dieu lui pardonne avec amour chaque fois qu’elle se laisse aimer et pardonner.

C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre la phrase souvent citée de saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux ».Le Concile Vatican II a rappelé le rôle fondamental de la conscience de chaque personne dans l’agir humain, ainsi que la notion traditionnelle de la liberté de conscience.Chaque personne doit suivre sa conscience.Cela ne veut pas dire tout simplement que je puisse faire tout ce qui me semble bon de faire, indépendamment des lois civiles et de celles de l’Église.On s’empresse en général d’ajouter que la conscience doit être éclairée, c’est-à-dire qu’avant de me former une opinion personnelle sur une question morale, je dois étudier la question à fond, en écoutant ce que disent et pensent les autres.Mais tout cela reste, somme toute, assez superficiel.Les textes de Jérémie et d’Ézéchiel vont beaucoup plus loin.La loi suprême de l’agir c’est l’amour de Dieu, qui implique sa connaissance et qui a pour conséquence l’amour du prochain, puisque cet amour fait de nous UN peuple avec tous ceux qui sont l’objet de ce même amour de Dieu.

Ces derniers jours, dans notre lecture au réfectoire, de l’ouvrage récent sur l’évolution de notre Ordre au cours des derniers siècles, nous avions en particulier des réflexions de Mère Martha Driscoll et de Père Michael Casey, sur la place des « observances » dans notre vie monastique.Lorsque nous faisons profession, nous choisissons de vivre notre vie chrétienne au sein d’une communauté sous une règle commune qui comporte un certain nombre de comportement qu’on appelle des « observances ».Une fois que nous avons pris cet engagement, après mûre réflexion, comme insiste saint Benoît, il serait ridicule de prétendre faire un choix entre ces observances selon ce que me dicterait ma conscience personnelle, c’est-à-dire selon mes opinions ou mes goûts personnels. Je dois être fidèle à cette forme de vie, à cette conversatio, non pas simplement parce que cette façon de faire aurait « fait ses preuves » comme on dit, mais tout simplement parce que la volonté commune qu’implique l’acceptation d’une règle commune est une forme d’amour et donc une expression de notre amour de Dieu. Et cet amour, qui implique connaissance, invite à une conversion continuelle et rend celle-ci possible.

Armand VEILLEUX