Chapitre pour la Pentecôte

Scourmont, 23 mai 2010

Des hommes et des dieux

Le 21 mai était le jour anniversaire de la date (probable) du décès de nos frères de Tibhirine en 1996. Il est merveilleux de constater comment, après tant d’années, leur humble message continue de remuer les coeurs de tant de personnes. Comme vous le savez, on a présenté au festival de Cannes un film rapportant comment ils ont vécu leurs dernières années en Algérie, au coeur de la violence, et comment ils ont humblement décidé de demeurer sur place par fidélité à Dieu, au peuple algérien, à leurs voisins, à eux-mêmes et à leur vocation monastique.

Le titre du film est : « Des hommes et des dieux ».J’ai trouvé ce titre bizarre, lorsque j’ai eu l’occasion de lire le scénario du film il y a plusieurs mois.Je ne m’étais pas rendu compte, alors, qu’il s’agit d’une citation du psaume 81 :  "Vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous ! Pourtant, vous mourrez comme des hommes, comme les princes, tous, vous tomberez". Il s’agit d’un très beau texte qui s’ouvre à beaucoup d’interprétations. Il me semble qu’il ne faut surtout pas l’interpréter comme si, dans l’esprit du réalisateur, les frères de Tibhirine seraient des « dieux » au milieu d’hommes qui les ont fait mourir.Non, tous les hommes, les frères, les islamistes, les militaires, sont des fils du Très-Haut. Chacun à sa façon. Et chacun meurt à sa façon.

Le film a déjà reçu hier, à Cannes, le prix du Jury œcuménique.Il y a de bonnes chances qu’il reçoive ce soir une palme d’or ou d’argent.Mais quoi qu’il en soit, il semble, selon tous les comptes rendus de la presse, que le film a connu, lors de sa projection, une réception extraordinaire, faite d’émotions profondes, et de respect de ce qu’on vécu nos frères.Xavier Beauvois, le metteur en scène, a eu la sagesse d’éviter toutes les questions (encore ouvertes) relatives aux conditions dans lesquelles nos frères sont morts et s’est plutôt attaché à montrer ce qu’ils ont vécu ensemble au cours de leurs dernières années.La critique qui semble unanimement positive, montre que le message de nos frères de Tibhirine répond à une attente des hommes et de femmes d’aujourd’hui. Personnellement, je m’en réjouis d’autant plus que j’étais plutôt sceptique lors de l’annonce du tournage du film. Évidemment, la réception positive donnée au film est aussi un témoignage à la qualité du metteur en scène et des acteurs.

J’aimerais aussi mettre une fois de plus – car je l’ai fait à plusieurs reprises – ce que nos Frères de Tibhirine ont vécu en relation avec le récit au sujet de Babel évoqué dans la première lecture de l’Eucharistie d’aujourd’hui. En effet, Luc, dans son récit de la Pentecôte, dans les Actes des Apôtres, décrit la façon dont les Apôtres se font comprendre dans toutes les langues comme l’opposé du mythe de Babel.

            Le récit de Babel, au livre de la Genèse, était la réaction de l'auteur sacré contre le premier phénomène d'urbanisation dans l'histoire.L'unité de langue et de culture, l'union de tous dans un projet commun ayant pour but de conquérir le ciel, était vu par l'auteur comme une négation de la différence et comme un début d'oppression. C’est pourquoi Dieu réagit ! Jésus, tout au long de son ministère, a affirmé au contraire le droit à la différence et la nécessité d'accepter et d'aimer chacun dans son caractère unique.À la Pentecôte, ce qui se passe est précisément l'inverse de Babel.Les Apôtres ne reçoivent pas le don d'une langue universelle que tous devront ensuite apprendre.Le don de l'Esprit leur permet au contraire de parler les langues de tous, et chacun les entend dans sa propre langue.Chacun est respecté dans sa diversité.

          L’une des raisons que donnait Christian de Chergé pour rester en Algérie malgré le danger était d’affirmer ce qu’il appelait « le droit à la différence ». Dans son admirable « Testament », il parle de sa « lancinante curiosité » de voir ses frères de l’Islam à travers les yeux de Dieu,« tout illuminés de la gloire du Christ, [et] ... investis par le Don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences ».

Dieu nous a tous faits différents les uns des autres.Cette différence, qui est l’une des caractéristiques de notre beauté comme créatures, est très importante aux yeux de Dieu, qui la respecte et y prend plaisir.Si nous nous regardons mutuellement avec les yeux de Dieu, nous admirerons et respecterons cette différence.Cela vaut des personnes.Cela vaut aussi des peuples et des nations.

Ce message vaut pour tous les temps.Il assume une signification et une importance toute nouvelle en notre temps.Nous voyons de nos jours comment le refus de la différence de l’autre qui conduit à vouloir imposer par la force à des pays tout différents de nos sociétés occidentales des formes de gouvernement élaborés par des Occidentaux pour des Occidentaux, aboutit rapidement à des impasses et à des catastrophes.Plus positivement, nous devons voir dans le message de la Pentecôte une lumière qui peut guider l’intégration d’un nombre toujours plus grand de pays et de cultures dans le projet européen.

L’Église d’aujourd’hui est confrontée elle aussi au même défi.Dans les années qui ont suivi la Réforme protestante et la Contre-Réforme, jusqu’à Vatican II, diverses causes ont provoqué un mouvement d’uniformisation gommant les différences.Vatican II a réaffirmé l’importance d’annoncer le message de telle sorte que chaque peuple et chaque culture le reçoive dans sa langue, c’est-à-dire dans le respect de tout ce qui fait sa différence culturelle.Après Vatican II on a beaucoup parlé de l’option préférentielle pour les pauvres ;de nos jours il faut peut-être se soucier de l’option préférentielle pour la différence.L’Église née le jour de la Pentecôte se doit d’être une présence humble et respectueuse au sein de chaque peuple et de chaque groupement humain, et non la branche religieuse de quelque forme que ce soit d’hégémonie.

On perçoit actuellement dans la presse internationale beaucoup d’agressivité contre l’Église, autour de la question des abus sexuels commis par des prêtres et religieux contre des jeunes.Or, il semble qu’au delà de ces faits particuliers – qui sont plutôt un prétexte ou une occasion -- ce que beaucoup reprochent à l’Église aujourd’hui c’est précisément de vouloir imposer de haut un langage unique et une pensée unique dans un monde fait de différences, sans le respect nécessaire de ces différences.

Demandons à l’Esprit de la Pentecôte de nous ouvrir, nous tous, d’ouvrir tous ceux qui ont des responsabilités dans l’Église, et d’ouvrir tous les hommes et les femmes d’aujourd’hui à ce respect de l’individualité de tous les Enfants de Dieu.

Armand Veilleux

11 juillet 2010 Chapitre à la Communauté de Scourmont

Sens d’une profession monastique

Nous avons eu hier la profession monastique de frère Damien.De l’avis de tous, ce fut une très belle célébration.Notre rituel de consécration monastique est en lui-même très riche. Et tout s’est bien déroulé, dans une atmosphère à la fois de prière, de simplicité et de joie.Merci à tous ceux qui ont participé à la préparation de la célébration. Et la très belle température a été un « plus ».

Pour notre communauté, ce fut évidement un événement important.D`ailleurs, pour n’importe quelle communauté monastique, introduire en son sein d’une façon définitive un nouveau membre est toujours quelque chose de fort important. Pour le nouveau profès aussi, évidemment.

Il n’y avait pas seulement notre communauté. Il y avait tous les membres de la famille de Damien, les Laïcs Cisterciens de Scourmont, plusieurs amis de Damien provenant de sa paroisse d’origine, ainsi que des compagnons de Séminaire à Soissons et à Paris. Il y avait aussi, évidemment plusieurs amis de Scourmont.L’église était pleine à craquer ; et lorsque, durant la célébration, je regardais toute cette foule très diversifiée, je me disais que c’était une belle image de l’Église. Et cette expression d’une Église en fête n’est certes pas quelque chose de trop dans le contexte ecclésial actuel, surtout en Belgique !

L’une ou l’autre personne présente à la célébration a exprimé sa surprise concernant cette grande assistance de personnes de l’extérieur à une profession monastique. Je crois que c’est conforme à la tradition de Scourmont qui a toujours été sensible à ses liens avec l’Église locale et la population locale. C’est aussi conforme à l’esprit de saint Benoît. La lecture patristique aux Vigiles de ce matin nous racontait comment Benoît, vers la fin de sa vie, avait vu l’univers entier dans un rayon de lumière (je reviendrai là-dessus dans l’homélie de la messe de ce matin). Et puis, dans le rituel romain pour la profession religieuse (pour l’Église universelle), il est dit que la profession perpétuelle doit se faire au cours de l’Eucharistie, de préférence un dimanche, afin qu’une grande participation du Peuple de Dieu soit possible.Une profession religieuse (aussi monastique) est donc une affaire de l’Église et non seulement une affaire de la communauté locale concernée.

Ce matin j’aimerais revenir sur ce que dit Benoît concernant le sens de l’engagement monastique définitif, dans le chapitre 58 de sa Règle – tenant compte du fait qu’à l’époque de Benoît, il n’y avait qu’une année de « noviciat » suivie immédiatement de la profession, qui était tout de suite perpétuelle.

Nous savons comment, selon RB58, lorsqu’un candidat se présente au monastère, on l’éprouve d’abord pour s’assurer du sérieux de son propos ; et comment, durant l’année de noviciat il est amené à bien prendre conscience de la nature de la forme de vie chrétienne qu’il désire entreprendre et à exprimer très clairement sa volonté de s’y engager d’une façon stable.Il est alors reçu dans la communauté au cours d’une célébration liturgique décrite par Benoît dans les versets suivants du même chapitre 58 (. 17sq).

La célébration se fait dans l’oratoire, que Benoît a déjà décrit comme un lieu où l’on ne fait rien d’autre que ce qu’indique son nomoratorium (RB52).Le rituel que décrit Benoît dans ces versets est l’explicitation de la mention antérieure (v. 14) : « il sera reçu dans la communauté ».Il s’agit donc d’une action importante où aussi bien toute la communauté que le profès sont impliqués.Dieu et ses saints sont pris à témoin.La promesse est faite devant tous les frères (coram omnibus) et devant Dieu et ses saints (coram Deo et sanctis ).Si bien que s’il arrivait au moine d’agir à l’encontre de ce qu’il promet, cela reviendrait à se moquer de Dieu.Ce qui serait une moquerie de Dieu serait non seulement l’abandon de la vie monastique, mais toute infidélité à ses promesses.

Quelles sont ces promesses ?Le moine promet sa stabilité ; il promet de vivre selon une nouvelle conversatio et enfin il promet l’obéissance.De nouveau nous avons ici les trois éléments fondamentaux du cénobitisme bénédictin : la communauté, la règle et l’obéissance à un abbé.

Cette démarche, qui est essentiellement spirituelle, acquiert au cours du rituel de profession, une dimension visible et sacramentelle.La promesse est exprimée dans un document écrit que le moine rédige de sa propre main, ou qu’en tout cas il signe s’il est illettré,Sont pris à témoin les saints dont les reliques sont en ce lieu ainsi que l’abbé de la communauté.Ce document est déposé sur l’autel par le novice, qui s’offre ainsi lui-même avec le pain et le vin du sacrifice.

Conformément à la structure de tout sacrement – ou sacramental – qui comporte action et parole, ce geste est accompagné d’une formule que le novice chante trois fois et que la communauté reprend chaque fois : Reçois-moi, Seigneur, selon ta parole et je vivrai, et ne me déçois pas dans mon attente.En s’unissant à cette pétition, la communauté demande que le geste par lequel elle reçoit le candidat devienne le symbole et le sacrement de la réception par Dieu de l’offrande que fait de lui-même le novice.

Une communauté monastique est un groupe de frères qui se portent mutuellement dans leur recherche de Dieu et dans leur cheminement.C’est pourquoi le novice après avoir chanté ce verset trois fois, se prosterne aux pieds de chacun des frères leur demandant de prier pour lui.Et Benoît conclut alors : « À partir de ce jour il sera tenu pour membre de la communauté ».

Ce rituel de profession est à la fois simple et grandiose.Il est très concret et spirituel à la fois.Il s’agit d’un engagement envers Dieu, mais exprimé visiblement dans un engagement envers la communauté.L’acceptation par Dieu est exprimée sacramentellement par l’acceptation par la communauté.La promesse est faite oralement, mais elle est aussi fixée dans un document écrit.Ce document a une valeur juridique, mais il est placé sur l’autel avec l’offrande du sacrifice de la messe.Tout est conforme à l’économie sacramentelle, faite de paroles et de gestes.

Un dernier élément de ce rituel est le changement de vêtements.Dans l’oratoire même, et donc au cours de la même célébration que l’on vient de décrire, on ôtera au nouveau profès les effets personnels dont il est vêtu et on le revêtira des habits du monastère.À la lumière de ce qui a déjà été expliqué dans le chapitre sur le vêtement des moines, il ne s’agit pas ici, pour Benoît, de remplacer un « vêtement séculier » par un « habit monastique ».L’habit que l’on donnait au moine n’était sans doute pas différent dans sa forme et probablement aussi sa couleur, de celui que portait le nouveau moine avant sa profession.Il s’agit plutôt de se laisser dépouiller de toute propriété privée pour dépendre entièrement de ce qui est fourni par la communauté.

Si jamais le moine venait à quitter le monastère, ce qu’à Dieu ne plaise, on lui redonnerait ses effets propres ;la cédule de profession, cependant, demeurerait au monastère, comme témoin de son engagement.

Armand VEILLEUX

25 octobre 2009 – Chapitre
Abbaye de Scourmont

Nous sommes le temple de Dieu

Nous avons fêté hier la fête de la Dédicace de notre église.Dans un contexte monastique, la fête de la Dédicace d’une église est celle de la communauté qui célèbre dans cette église.Comme vous le savez, c’est l’idée fondamentale qui circule dans les sermons de saint Bernard pour la Dédicace. Au cours des derniers mois j’ai été rendu encore plus sensible à cela en participant à la consécration de deux églises monastiques, celle Kibungo, au Rwanda, l’été dernier, et plus récemment celle de Koningsoord (autrefois Berkel). Je voudrais donc continuer à réfléchir sur ce thème ce matin.

Dès le début du premier sermon pour la Dédicace, Bernard dit à ses frères : « Cette fête est vôtre, tout à fait vôtre. Vous êtes consacrés à Dieu qui vous a choisis et vous a fait siens... Lorsque l’évêque a consacré cette maison, il l’a fait à cause de nous : non seulement ceux qui étaient alors présents, mais tous ceux qui serviront le Seigneur en ce lieu durant les siècles à venir »

Dans le cinquième sermon, après une longue introduction sur la maison de Dieu, il pose cette question : « Quelle est la maison de Dieu ? Quel est son temple ? Quelle est sa cité ? Quelle est son épouse ?Et il répond : « Je le dis avec crainte et respect : c’est nous.Oui, nous sommes tout cela dans le cœur de Dieu.Nous le sommes par grâce et non à cause de nos mérites. » (V, 8).

Il pourrait être intéressant de mettre cet enseignement de Bernard en relation avec ce que saint Benoît dit de l’oratoire du monastère, dans le chapitre 52 de la Règle.

Tout d’abord il ne faut pas se laisser tromper par le mot « oratoire » qui, dans le langage moderne, signifie plutôt un lieu plus petit et plus privé qu’une véritable église, comme, par exemple, la petite chapelle d’une communauté religieuse ou celle d’un château.Chez Benoît, le mot a encore son sens premier et étymologique.C’est tout simplement le lieu où l’on prie.

On sait à quel point le "lieu" a de l'importance pour Benoît.Le moine vit dans une communauté et cette communauté est enracinée dans un lieu concret.Le nouveau venu, à chaque étape de sa formation promet sa stabilité dans ce lieu.Et, à l'intérieur du monastère, il y a des lieux prévus pour les diverses activités de la journée monastique : des lieux pour travailler, pour étudier, pour manger, et aussi un lieu où la communauté se réunit pour prier en commun.

Il serait erroné de penser que, pour Benoît, l'oratoire est le seul lieu de prière du moine.L'ensemble de la Règle montre bien que, pour Benoît comme pour toute la grande tradition monastique – antérieure et postérieure à lui – l'obligation fondamentale du moine en ce qui concerne la prière, est celle de la prière continuelle.De plus, au chapitre 19 de sa Règle, consacré à la façon de psalmodier, il avait affirmé que "Nous avons la certitude que Dieu est partout présent."Benoît connaissait aussi, évidemment, la parole de Jésus: «Quand tu veux prier, entre dans ta cellule, ferme la porte, et prie ton Père dans le secret".La solitude du cœur et de la cellule doit être le lieu privilégié de la prière personnelle du moine.Selon saint Grégoire le Grand (Dialogues 2,35) Benoît avait coutume de prier dans sa cellule, en regardant le ciel par la fenêtre, avant que les moines ne se lèvent pour les Vigiles.

Pour Benoît, l'oratoire est essentiellement le lieu de la prière commune.Ce qui fait que dès qu'on y entre on est psychologiquement dans l'attente de la communauté.Par ailleurs Benoît prévoit que tel ou tel frère puisse vouloir désirer demeurer à l'oratoire pour y poursuivre là sa prière personnelle.Benoît lui demande de prier alors en silence, dans le secret de son cœur, dans les larmes de componction et avec l'intensité du désir de son cœur (intentione cordis), et non pas à haute voix, de façon à ne pas déranger un autre frère qui voudrait faire la même chose.

Revenons à saint Bernard. Faisant allusion à David qui voulait construire un temple à Dieu, Bernard dit que Dieu nous a donné une maison magnifique, qui est notre corps, pour lequel il a créé un univers admirable. Nous devons donc nous soucier nous aussi de construire une maison à Dieu.

« Ne te semble-t-il pas indigne, dit Bernard, ne de pas te préoccuper de construire un temple à Dieu, alors qu’il t’a fait cette demeure ? » Alors, demande Bernard à ses auditeurs : « Quels sont nos plans ? En quel lieu construirons-nous cette demeure ? Qui en sera l’architecte ? »Il répète que le temple matériel, dont on célèbre la dédicace, a été fait pour nous, afin que nous y vivions et non pour le Très Haut, car celui-ci n’habite pas des temples faits de mains d’homme.Et comment élever un Temple à celui qui peut dire en toute vérité « Je remplis le ciel et la terre ».Je serais dans le trouble et l’angoisse, dit Bernard, si je ne l’avais entendu dire lui-même : « Mon Père et moi viendrons et nous ferons chez lui notre demeure ».

Si Dieu remplit le ciel et la terre, seule son image peut le contenir. Or, notre âme peut le contenir – elle est capax Dei -- puisqu’elle a été créée à son image. Nous retrouvons ici le thème très important de l’image de Dieu qui domine toute la christologie et l’anthropologie et donc aussi la spiritualité des Pères latins aussi bien que des Pères grecs. Selon cette doctrine, nous avons été créés à l’image de Dieu et à sa ressemblance.En tant que créatures privilégiées, nous étions destinés à participer à la vie divine.Ces dispositions ont été contrecarrées par le péché.Mais quels que soient nos péchés, l’image de Dieu demeure en nous, même si elle a été recouverte de poussière ou de boue.Notre âme demeure capax Dei, capable de le contenir dans la contemplation et la communion.Tout cela, évidemment, parce que le propre Fils de Dieu, qui était in forma Dei, n’a pas hésité à renoncer à son privilège. Il est descendu (Phil. 2,6-7), il s’est fait l’un de nous.Il a accepté de perdre sa forma, sa beauté.Il a été défiguré au point ne pas être reconnu (Is. 53,2).Il est s’est anéanti, se faisant obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix.C’est pourquoi, etc.Ainsi nous a été montré et tracé le chemin du retour à l’image.Déformés par le péchés, devons être ré-formés, transformés à l’image du Christ ressuscité.

Vous reconnaîtrez facilement là l’intuition fondamentale de notre document sur la formation (notre Ratio) : toute la formation monastique consiste à être configurés (re-configurés) à l’image du Christ. Et cela ne se fait pas dans quelques années de « formation initiale ».C’est le travail de toute une vie, jamais achevé avant le passage sur l’autre Rive.

Armand Veilleux

Chapitre du 11 octobre 2009

Abbaye de Scourmont

La sainteté

Aujourd’hui, à Rome, aura lieu la canonisation de Frère Rafael de l’abbaye de San Isidro, en même temps que celle du Père Damien de Veuster, l’apôtre des lépreux et de celle de Jeanne Jugan, la fondatrice des Petites Soeurs des Pauvres. Les deux premiers nous sont particulièrement proches, le premier parce qu’il s’agit de quelqu’un de notre Ordre, et le deuxième parce qu’il est belge.

Quel est le sens d’une canonisation ?Il ne s’agit pas simplement de déclarer que quelqu’un est au ciel.Nous avons tous connu un grand nombre de personnes qui sont maintenant décédées et au sujet desquelles nous n’avons aucun doute qu’elles sont au ciel.C’est d’ailleurs cette multitude de saints, presque tous depuis longtemps oubliés sur terre, que nous fêterons en la fête de la Toussaint, le 1er novembre.Lorsque l’Église déclare quelqu’un saint, c’est qu’elle veut le/la proposer comme exemple ou modèle, d’abord à tous les Chrétiens de nos jours, mais aussi à toutes les personnes de bonne volonté.

Le message donné au monde par le Père Damien et soeur Jeanne Jugan est assez clair, et toujours d’une grande actualité.Dans notre monde moderne où il y a, d’une part tant de richesse et, d’autre part, tant de misère et de pauvreté, la parole de Jésus disant que nous aurions toujours des pauvres parmi nous est toujours d’actualité.Le Père Damien a reçu l’appel non seulement à servir les exclus de la société de son temps, les lépreux, mais à vivre avec eux pour leur redonner leur dignité.Il a su rebâtir une communauté humaine et chrétienne avec ceux qui étaient tout simplement rejetés de la société. Il a imité jusqu’à l’héroïsme le Christ, qui s’est fait l’un de nous, acceptant d’aller jusqu’à la mort.Aujourd’hui, des philanthropes consacrent des milliards de dollars pour aider à trouver des cures à des maladies comme le sida.C’est évidemment très bien ;mais l’exemple du Père Damien est d’un tout autre ordre. Bien peu d’entre nous sommes appelés à vivre avec les pauvres et les malades de la façon que l’a fait le Père Damien ;mais son exemple nous rappelle que face à n’importe quelle souffrance humaine – qu’elle soit d’ordre physique, psychologique ou morale, l’attitude chrétienne n’est pas celle d’une condescendance hautaine, mais celle d’une humble et active proximité.

De même, le message de Jeanne Jugan est clair.Dans une grande humilité. mais avec une grande efficacité elle s’est consacrée aux personnes âgées dans le besoin. Il est sans doute opportun que l’Église nous la donne comme exemple, à une époque où l’on vit de plus en plus longtemps et où le pourcentage des pauvres ne diminue pas. (On dit que la moitié des enfants qui naissent aujourd’hui atteindront l’âge de cent ans).

Le message du frère Rafael est moins évident.Issu d’une famille aristocratique, avec une excellente formation intellectuelle, des talents de poète et d’artiste et une grande sensibilité, il est attiré vers la rude vie de la Trappe de San Isidro. De santé fragile, il ne pourra même pas faire son noviciat. Ayant dû quitter l’abbaye pour se soigner, il reviendra un peu plus tard, et mourra jeune après quelques années passées comme oblat.Il n’a pas écrit de livres, mais a laissé beaucoup de notes spirituelles et de lettres, à sa famille en particulier.En apparence rien de bien spécial dans sa vie. On pourrait trouver dans tous nos monastères des cas semblables.Et pourtant, sa vie, spécialement à travers ses écrits, a touché un nombre toujours plus grand de personnes. Sa spiritualité simple et solide a inspiré de nombreuses personnes, surtout en Espagne, évidemment, mais aussi un peu partout en Amérique Latine.Un peu comme pour le Père Cassant, de l’abbaye du Désert, c’est l’intérêt qu’il a suscité auprès des laïcs de toutes les classes sociales, qui a maintenu vivante une dévotion populaire qui a conduit à la béatification d’abord, puis maintenant à la canonisation.

Un groupe de sept évêques espagnols a publié récemment, à l’occasion de cette canonisation une lettre pastorale adressée aux jeunes, dans laquelle ils font ressortir le message de Rafael. Voici quelques passages de cette lettre :

“l’Église nous propose frère Rafael comme modèle à imiter, non pas tant pour copier sa vie de manière servile, mais afin qu’elle nous illumine dans le discernement des chemins que Dieu a tracé pour nous”, ajoutent-ils. Dès l’instant où tout le monde suit de manière plus ou moins consciente des modèles, ceux-ci “peuvent être mineurs ou élevés et stimulants”. “Un idéal mineur produit des vies mineures et un idéal saint produit des hommes et des femmes saintes. Le modèle de Rafael ne fut pas autre que celui de Jésus-Christ”, constatent ensuite les signataires de la Lettre. Ce fut à cause de Lui que le bienheureux “renonça à tout : à ses goûts raffinés, à ses affections, à ses vanités, à ses projets”, en réussissant à être capable d’“affronter des adieux douloureux pour suivre sa vocation, embrasser le songe impossible d’être moine, d’accepter une maladie sans issue”.

On pourrait aussi relire cette vocation de Rafael à la lumière de l’Évangile d’aujourd’hui qui nous raconte l’histoire du jeune homme riche, qui, après avoir reçu l’appel de Jésus, s’en retourne tout triste, parce qu’il ne peut se décider à faire le dépouillement total que lui demande Jésus.

Il me semble que l’un des messages que nous donne Rafael est que l’important dans la vie est de maintenir le cap sur le but que nous nous sommes donné, qui est de parvenir à la perfection de l’amour, peu importent nos échecs, les obstacles de la maladie ou autres, et quelles que soient nos hésitations et nos craintes.

Alors qu’on est toujours attirés par l’exemple de héros, Rafael est une sorte d’anti-héro, quelqu’un qui ne réussit pas, qui n’arrive pas à son but, ici-bas, mais qui reste jusqu’au bout fixé sur le but à atteindre, puisant toute sa force dans son grand amour du Christ.

Armand Veilleux


1 novembre 2009 – Toussaint

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Comme dans un miroir

Les lectures de la Messe de la Toussaint sont particulièrement riches.Je commenterai dans l’homélie l’Évangile des Béatitudes et toucherai un peu aussi la première lecture, tirée de l’Apocalypse.

La deuxième lecture, tirée de la Première Lettre de Jean, nous rappelle que nous sommes tous enfants de Dieu, que nous le sommes déjà mais que cela n’est qu’une faible lueur comparée à ce que nous serons lorsque le Fils de Dieu paraîtra.Nous lui serons alors semblables, parce que nous le connaîtrons tel qu’il est. Il convient, évidemment de mettre ce texte en parallèle avec celui de Paul aux Corinthiens ( 1 Cor 13, 12) qui dit qu’ici bas nous ne voyons que comme dans un miroir mais qu’alors nous le verrons face à face.

Cette expression « comme dans un miroir » a été retenue comme thème d’une Journée diocésaine de la Vie Consacrée préparée par le Vicariat diocésain de la Vie Consacrée du diocèse de Tournai, et qui aura lieu le 6 février prochain. En préparation pour cette Journée, j’ai préparé un petit article qui paraîtra dans le numéro de novembre de L’Église de Tournai, et dont je vous donnerai ici l’essentiel du contenu.

Dans sa Première Lettre aux Corinthiens, saint Paul introduit son hymne à la charité en insistant sur la complémentarité des charismes des divers membres de l’Église. Tous les Chrétiens sont appelés aux plus hauts sommets de la perfection. Tous sont appelés à vivre l’amour qui est tout ce qui nous restera lorsque le reste aura passé. Chacun a une vocation qui lui est propre et est une expression particulière du mystère total de l’Église.

Au ciel nous verrons Dieu face à face, c’est à dire que nous le connaîtrons comme il nous connaît, dans une union d’amour qui ne sera pas une fusion, car elle respectera notre individualité. Ici-bas, tout ce qui nous est manifesté de Dieu nous l’est dans des réalités qui servent en quelque sorte de miroir. Cette figure du miroir peut nous aider à exprimer le sens de la Vie Consacrée.

Tous consacrés

Il n’est pas facile de trouver une expression adéquate pour désigner la forme de vie chrétienne qu’on appelle généralement aujourd’hui la vie consacrée et qu’on appelait à l’époque de Vatican II la vie religieuse. Aucune expression n’est totalement satisfaisante. Tout chrétien qui vit authentiquement sa vie chrétienne, et même tout être humain qui sert Dieu selon sa conscience, mène une vie qu’on peut dire religieuse. Il pratique la religion qui est une attitude de respect à l’égard de Dieu. De même tout Chrétien a été consacré à Dieu par le baptême. Les Chrétiens qui consacrent leur union matrimoniale à travers le signe visible du mariage sacramentel sont aussi consacrés à Dieu. Ceux qui décident de demeurer célibataires pour le royaume, tout en restant dans le monde, sans se joindre à une communauté et sans demander aucune reconnaissance officielle, n’en sont pas moins consacrés à Dieu par cet état de vie. Le prêtre est aussi consacré à Dieu, comme le dit d’ailleurs son titre de ministre sacré. L’Église a toutefois, depuis les premières générations chrétiennes, donné le nom de religieux ou de consacrés à des fidèles qui se sont publiquement engagés dans un état de vie permanent caractérisé en tout premier lieu par le célibat, et aussi par la simplicité évangélique – ou pauvreté – ainsi que l’obéissance et vécue la plupart du temps en communauté.

Ils ne sont ni plus religieux ni plus consacrés que tous les autres Chrétiens, mais ils le sont d’une façon particulière. Une théologie de cet état de vie, que Vatican II fonde sur la notion de sequela Christi, ou suite du Christ, pourrait aussi se fonder sur la notion de miroir, telle qu’on la trouve exprimée dans le texte de saint Paul mentionné plus haut. Il serait prétentieux de leur part de se considérer comme des modèles de vie chrétienne et naïf de la part des autres de le faire. Mais comme ils s’efforcent de mettre au coeur de leur vie des dimensions essentielles de toute vie chrétienne, on peut dire que leur vie est un miroir, dans lequel on peut lire, dans une certaine mesure et de façon évidemment toujours imparfaite, des aspects de toute vie chrétienne.

Aspects essentiels de la vie consacrée

Tout être humain est appelé à une communion d’amour avec Dieu. La personne appelée à la forme de vie chrétienne dite consacrée, veut non seulement mettre cette réalité au coeur de sa vie, mais organiser toute sa vie humaine autour de cette valeur. Pour cela elle choisit le célibat qui est, pour elle d’abord et pour les autres ensuite, le signe de ce désir d’union aussi totale que possible avec Dieu dans l’amour. En conséquence, afin que son coeur ne soit pas divisé entre l’amour du Christ et autre chose, cette personne renonce à se perpétuer dans des possessions matérielles – ayant déjà renoncé à se perpétuer dans une progéniture -- vivant ainsi une forme de pauvreté. De même, s’efforçant d’imiter le Christ qui, étant devenu l’un de nous, s’est fait obéissant jusqu’à la mort, elle adopte la sujétion à une règle commune et à des supérieurs comme une voie de recherche de la volonté de Dieu sur elle.

Ce don à Dieu de tout son être à travers ces engagements que nous venons de mentionner et qu’on appelle généralement voeux sont le coeur même de la vie de la personne consacrée. Malgré ses limites personnelles et ses faiblesses, cette personne est, à travers ce qu’elle s’efforce de vivre, un miroir dans lequel tout Chrétien – et même toute personne de bonne volonté, qu’elle soit croyante ou non -- peut discerner ce à quoi elle est elle-même appelée à vivre d’un autre façon.

Ministères ecclésiaux des consacrés

Cet engagement fondamental est le tronc sur lequel se greffent tous les autres aspects plus visibles de la vie d’une personne consacrée. La grande majorité de ces personnes consacreront leur vie au service des plus petits et des plus pauvres du royaume, soit à travers le soin des malades ou à travers l’enseignement, allant parfois jusqu’à des attitudes héroïques comme celle du Père Damien de Molokai – maintenant reconnu officiellement comme saint Damien. D’autres auront une mission d’enseignement ou encore de recherche scientifique aussi bien dans des domaines religieux ou théologiques que profanes. En cela aussi ils sont des miroirs. Sauf exception, les personnes consacrées vivent en communauté, chaque communauté ayant un charisme propre généralement lié à l’une de ces activités. Mais il reste que le charisme premier de tout consacré et ce qui justifie qu’on lui attribue ce nom, c’est son effort constant de placer l’amour du Christ au coeur de sa vie et d’organiser toute sa vie autour de ce noyau. Pour ceux qu’on appelle contemplatifs et qui n’ont aucune de ces activités pastorales ou caritatives comme mission propre, c’est à travers ce charisme premier qu’ils réfléchissent comme dans un miroir l’appel à l’amour de Dieu.

Il n’y a qu’une foi, qu’une espérance, qu’un amour, un seul Seigneur, Jésus le Christ. Tous les fidèles – tous ceux qui ont mis leur foi dans le Christ – construisent ensemble, chacun selon son charisme, ce sacrement de l’amour divin qu’est l’Église. Chacun doit s’efforcer de voir dans le charisme de l’autre une réflexion différente du même et unique mystère de la vocation à être sauvés par la transformation à l’image du Christ (2 Cor 3,18). Il serait bon de voir comment les familles chrétiennes sont des miroirs de l’amour divin, comment la vie de l’évêque et du prêtre est un miroir de ce même amour dans sonaspect de service ecclésial. L’Église de Tournai a décidé de consacrer une journée, le 6 février 2010, à voir comment les religieux et religieuses exercent ce même rôle de miroirs.

Mais dans tous les cas, l’essentiel est de percevoir non pas le miroir mais ce qui s’y reflète de façon encore obscure en attendant de nous retrouver tous ensemble unis dans la vision directe du Dieu unique.

Armand VEILLEUX

Chapitre du 18 octobre 2009

Abbaye de Scourmont

Le sacerdoce du Christ et la fermeté de note foi

Depuis quelques semaines, et jusqu’à la fin de l’année liturgique – sauf pour le dimanche du Christ-Roi – la seconde lecture à la Messe du dimanche est tirée de la Lettre aux Hébreux.

Cette Lettre aux Hébreux n’est pas un écrit facile.Les discussions n’ont pas manqué, depuis les premiers siècles jusqu’à nos jours au sujet de son auteur, de la date de sa rédaction, de ses destinataires, etc. Il n’y a pas lieu d’entrer maintenant dans toutes ces questions. Retenons simplement que l’écrit se divise en trois grandes parties : 1) La parole de Dieu incarnée dans le Christ (1-4), 2) Le Sacerdoce du Christ (4,14-10,18), et 3) La vie chrétienne (10,19-fin). La lecture d’aujourd’hui est tirée de la deuxième partie

Frères,
en Jésus, le Fils de Dieu, nous avons le grand prêtre par excellence, celui qui a pénétré au-delà des cieux ; tenons donc ferme l'affirmation de notre foi.
En effet, le grand prêtre que nous avons n'est pas incapable, lui, de partager nos faiblesses ; en toutes choses, il a connu l'épreuve comme nous, et il n'a pas péché.
Avançons-nous donc avec pleine assurance vers le Dieu tout-puissant qui fait grâce, pour obtenir miséricorde et recevoir, en temps voulu, la grâce de son secours (4, 14-16).

On trouve dans ce texte deux affirmations concernant le Christ ; et, après chacune, l’expression de la conséquence pour nous de cette affirmation.La première concerne le sacerdoce du Christ. Cela n’est pas sans importance car la Lettre aux Hébreux est le seul écrit du Nouveau Testament qui donne au Christ le titre de prêtre, et même de grand prêtre.Il peut être intéressant d’y réfléchir en cette année que Benoît XVI a désignée comme « Année du sacerdoce ».

Dans l’Ancien Testament il y avait trois personnages importants : le roi, sur qui reposait tout l’aspect civil et militaire du peuple ; le prêtre, de qui dépendait tout l’aspect cultuel ; et le prophète, qui était l’intermédiaire entre le peuple et Dieu, et qui avait comme mission de rappeler sans cesse au peuple – y compris le roi et le prêtre – les volontés et les reproches de Dieu.Tout au long de l’Évangile, Jésus se présente non pas dans la lignée du roi, même s’il est fils de David, ni dans la lignée du prêtre – il n’est d’ailleurs pas de famille sacerdotale -- mais dans celle des prophètes.

Il n’en est donc que plus important de bien peser ce que nous dit la Lettre aux Hébreux concernant son sacerdoce.La première affirmation – qui ouvre le texte lu aujourd’hui – souligne d’emblée la nature de ce sacerdoce lorsqu’elle dit que nous avons un grand prêtre par excellence « qui a pénétré au-delà des cieux ». C’est donc dans le Christ ressuscité, glorifié auprès du Père, après sa passion et sa mort, qu’on reconnaît l’accomplissement parfait de son sacerdoce et non dans sa passion elle-même.

D’ailleurs, dans la phrase suivante, la Lettre nous présente les souffrances du Christ non pas comme un rituel nouveau remplaçant les rituels de l’Ancienne Alliance, mais comme une épreuve par laquelle le Christ a passé, partageant toute notre condition humaine.Il n’a pas été sacrifié ; il a été assassiné.

De la première affirmation, c’est-à-dire celle que nous avons un grand prêtre par excellence, l’auteur en déduit que « nous devons tenir ferme dans l’affirmation de notre foi » ; et de la seconde – qu’il a partagé nos faiblesses – il en déduit que nous devons nous avancer plein d’assurance vers le Dieu tout-puissant.

Dans l’Église, on distingue plus clairement de nos jours le sacerdoce ministériel des prêtres et des évêques du sacerdoce général de tous les fidèles, l’un et l’autre étant, chacun à sa façon, une participation au sacerdoce du Christ. Une forme d’exercice du sacerdoce ministériel, et un type de prêtre se sont développés au cours des siècles et la pénurie de vocations au sacerdoce ministériel dans plusieurs partie de l’Église obligent de nos jours à repenser le type d’Église et le type de ministère que Dieu veut pour son Église aujourd’hui. Ces passages de la Lettre aux Hébreux devraient être le point de départ d’une telle réflexion.

Pour nous moines, comme pour tout Chrétien, nous devons surtout retenir que, dans ce texte, l’affirmation du sacerdoce du Christ qui a pénétré au delà des cieux conduit à la recommandation d’être fermes dans l’affirmation de notre foi.

Remarquons l’expression « l’affirmation de notre foi ». Cela ne signifie certainement pas réciter des formules en disant « je crois en ceci... ou en cela ». Il s’agit d’affirmer notre foi à travers notre façon de vivre.On retrouve cela à la fin du Prologue de la Règle, où Benoît dit que « à mesure que l’on progresse dans la vie sainte (ou conversatio) et dans la foi – on doit donc progresser sans cesse dans la foi – on pour courir le coeur dilaté dans la voie des commandements de Dieu.

Sans la foi notre vie monastique n’aurait aucun sens.Le mot latin fides se trouve rarement dans la Règle ;mais le verbe credere revient souvent.Ainsi, au chapitre 2, il est dit de l’abbé que Christi... agere vices... creditur ; autrement dit ce n’est que dans une vision de foi que l’on peut le considérer comme le représentant du Christ dans la communauté.Ou encore, au chapitre 19, sur la psalmodie, il est dit que « Nous croyons que Dieu est partout... d’une façon spéciale durant la psalmodie ». Là encore, il s’agit d’une vision de foi. Si l’on a cette vision de foi, on peut vivre sans cesse en présence de Dieu et faire de sa vie une prière continuelle, ce qui est le but de la vie monastique.

Armand VEILLEUX

8 novembre 2009 – Chapitre

Abbaye de Scourmont

La paix du coeur

Dès le début de ses Confessions, saint Augustin a cette phrase d’une concision et d’une profondeur extraordinaire :

Fecisti nos ad te et inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te(Augustin, Confessions, livre 1, chap. 1, ligne 6)

« Tu nous as faits pour toi (fecisti nos ad te) et notre coeur est sans repos (inquietum est) jusqu’à ce qu’il se repose en toi (donec requiescat in te).

Ce texte contient déjà tout ce qu’on peut dire sur la paix du coeur.

L’expression latine « fecisti nos ad te » possède une force qu’il est bien difficile de rendre en français. L’accusatif de « ad te » implique un but, un mouvement vers. Et puis il y a aussi l’opposition entre le fait que notre coeur est « sans repos » (inquietum), sans quies, sans quietude, aussi longtemps qu’il ne se repose (requiescat) qu’il trouve sa quies en Dieu. Inquietum, pourrait évidemment se traduire aussi par inquiet.Et il y a deux formes d’inquiétude. L’une est négative et l’autre positive.L’inquiétude négative consiste à être tiraillé entre toutes sortes de préoccupations contradictoires qui nous enlèvent la paix de l’esprit et du coeur.L’inquiétude positive est celle qui vient du refus de se reposer en quoi que ce soit d’autre que le but désiré, et qui s’identifie au désir.

Un coeur en paix c’est un coeur unifié – un coeur qui n’est pas divisé entre des amours et des désirs contradictoires. C’est surtout un coeur centré sur un but vers lequel il tend en ligne droite.

C’est là le sens de la vie monastique.C’est là aussi le sens premier du mot moine.Vous connaissez sans doute quelques-unes des excellentes études faites il y a une trentaine d’années sur l’origine et le sens primitif du mot grec monachos, d’où nous vient, à travers le latin monacus, le mot français moine.

On relie souvent le mot grec monachos à un autre grec monos, et on en conclut que le moine est celui qui vit seul.Ce qui n’est pas le sens premier.Dans le langage chrétien primitif, avant que n’apparaisse le phénomène monastique, le motgrec monachos, qui n’existe pas dans le grec classique, est utilisé pour désigner quelqu’un qui a assumé le célibat. C’est l’équivalent du mot syriaque ihidaya, qui est beaucoup plus souvent attesté dans la littérature ascétique primitive. Le mot signifie d’abord celui qui a choisi le célibat.

Or la racine sémitique du mot (iahad en hébreu) signifie non seulement « être seul », mais « être un », ne pas être « divisé ».Et c’est là le sens fondamental du mot monachos, comme c’est le sens du célibat assumé pour le Royaume des cieux. Le moine c’est celui qui est un, unifié, intègre.

Dans le psaume 86, 11 nous chantons: « unifie mon coeur pour qu’il cherche ton nom ». Le verbe utilisé dans la bible hébraïque est le verbe iahêd(même racine que ihidaya, qu’une très ancienne traduction grecque de l’AT, celle d’Aquila, rend par le verbe grec monachoun : rends mon coeur moine !

« Unifie mon coeur » veut dire : « Fais que je n’aie pas un coeur partagé ». Cette unité du coeur est l’équivalent de la « pureté du coeur ».Et quel est l’opposé de cette unité ou de cette pureté, c’est la « duplicité » du coeur, la dipsychia, selon une expression biblique assez fréquente « un coeur et un coeur » (leb).

Un coeur en paix c’est un coeur unifié, qui n’est pas partagé entre divers buts et divers amours., qui va droit au but. C’est pourquoi le même mot syriaque ihidaya sera traduit indifféremment, dans la littérature monastique de langue grecque, par monachos ou par monotropos, c’est-à-dire celui qui n’a qu’un but, qu’une préoccupation dans sa vie. Qu’un amour.

La vertu correspondant à cette attitude ou à cet état, c’est la simplicité (en grec haplotès). Cette notion de simplicité est assez proche de celle de stabilité dans la Règle de saint Benoît.Dans le chapitre 58, sur la réception des frères, Benoît veut qu’on se préoccupe tout d’abord de voir ce que cherche vraiment le candidat.(La préoccupation de savoir s’il « a la vocation » est une préoccupation tout à fait moderne). Il faut assurer de deux choses : la première est « qu’est-ce qu’il veut ? ».Cherche-t-il vraiment Dieu ? Autrement dit : « a-t-il un but unique et précis ? ». S’il cherche vraiment Dieu il sera assidu à l’Opus Dei, et à l’obéissance et acceptera le cas échéant les humiliations.Mais la question qui résume tout : Est-il orienté vers Dieu.Est-ce l’objet de son désir. La deuxième question est : Est-il vraiment sérieux dans cette recherche ? Est-il prêt à en payer le prix. Et, à chaque étape du discernement qu’on fait avec lui, on continuera ce discernement s’il promet sa « stabilité », qui est beaucoup plus que le fait de demeurer dans un même lieu.C’est avant tout la stabilité dans le cheminement, dans la poursuite du but.On devra vérifier, dit Benoît, s’il « persévère dans cette [sa] stabilité ».

Un coeur en paix est un coeur où il n’y a pas de guerre, pas de lutte.Et cela n’est pas donné.Il faut y arriver après une longue route de conversion.C’est pourquoi un coeur en paix est nécessairement un « coeur pacifié » - un coeur qui s’est laissé pacifier par l’Esprit qui a sans doute utilisé beaucoup d’instruments divers.

La paix du coeur est le fruit d’un long et constant cheminement qui nous fait passer du besoin au désir.

L’être humain connaît en effet un grand nombre de besoins, qu’il a en général en commun avec les autres êtres, surtout ceux de l’ordre animal ; mais ce qui lui est propre comme être humain c’est le désir.

Mais quand bien même l’être humain arriverait à satisfaire tous ses besoins et à s’ouvrir à tous ses désirs terrestres, il reste en lui l’aspiration à un surplus d’être qu’il ne peut que recevoir de Dieu.Cette aspiration est pure ouverture, pure réceptivité.Elle n’est possible que dans un coeur pur et pacifié.À son tour, elle maintient, nourrit et développe la paix du coeur.

Armand VEILLEUX