Chapitre à la Communauté de Scourmont
Pentecôte, 27 mai 2012

Pour une vision d’espérance

          Nous avons eu, cette semaine, l’Assemblée Générale annuelle de la COREB (Conférence des Religieux et Religieuses de Belgique), qui regroupe désormais en une seule Conférence non seulement les Religieux et les Religieuses, mais aussi les actifs et les contemplatifs. Nous avions conçu la première partie de la journée comme une Session de Formation, ouverte à tous les religieux et religieuses (et non seulement aux Supérieurs Majeurs), et nous avions invité comme personne ressource Monsieur Jérôme VIGNON.  Ce dernier est l’actuel président des Semaines sociales de France.  Il fut durant de nombreuses années un collaborateur de Jacques DELORS, qui fut président de la Commission européenne de 1985 à 1994.  Il nous a parlé des crises actuelles que traverse l’Église ainsi que la plupart de nos Sociétés occidentales – mais aussi orientales – comme de moments de « clarification » débouchant sur l’espérance.  Je crois que tout cela n’est pas étranger à la solennité d’aujourd’hui, d’autant plus que nous avons besoin de toutes les lumières de l’Esprit Saint pour analyser ce qui se passe et pour trouver comment « grandir dans la crise ».

          La première partie de l’exposé de Monsieur Vignon avait pour titre : « comprendre la crise » et puis l’interpréter. La deuxième partie voyait comment notre analyse affecte notre compréhension de l’évangélisation ; et la troisième, qu’il a à peine touchée concernait l’application de cette vision à la vie religieuse.

          Comprendre la crise :  Il y a toujours eu des crises dans l’histoire de l’humanité.  Il n’y a en cela rien de nouveau. Mais ce qui est nouveau c’est, qu’au moins en Occident, il s’agit d’une crise globale qui affecte tous les aspects de la vie et qui remet en question la démocratie telle que nous avons essayé de la vivre depuis quelques siècles : crise alimentaire, énergétique, financière, sociale, etc. À cela s’ajoute un manque évident de conscience collective de cette crise et de ses causes.

          Il y a évidemment dans la situation actuelle beaucoup d’éléments positifs, qui sont souvent des valeurs chrétiennes sécularisées.-- Ce qui veut dire que la sécularisation n’est pas nécessairement quelque chose de négatif --. L’affirmation de droits humains inaliénables et universels ainsi quel celle de l’égalité de tous les humains, hommes ou femmes, de quelque origine culturelle que ce soit est certainement un fruit de l’Évangile.  Mais cette affirmation des droits de la personne se transforme souvent en recherche de droits individuels conduisant à un manque de solidarité. Il y a en même temps un assèchement de la conscience. Donc une crise des valeurs, un bouleversement de l’éthique individuelle et une dissociation entre l’éthique et l’ethos de la société.

          Deux lectures de cette situation sont possibles. Une première lecture voit en tout cela un énorme cataclysme. Tout s’écroule, rien ne fonctionne plus chez l’homme occidental, parce qu’il a abandonné Dieu. Il faut tout faire pour restaurer la situation sociale et religieuse des siècles passés.  C’est l’interprétation qui vient généralement de Rome, de nos jours, non sans un vent de peur et même de panique.

          Une autre vision, qui est celle de Monsieur Vignon, et qui me rejoint beaucoup, est qu’on se trouve devant non pas un cataclysme mais une métamorphose de la conscience collective, partout en Occident mais aussi dans le reste du monde. Et l’Esprit ne peut être étranger à cette métamorphose.  Cette métamorphose se manifeste dans une remise en question pas nécessairement de l’autorité comme telle mais du rôle de l’autorité et des modalités de son exercice. L’exercice de l’autorité, pour être accepté, doit s’inscrire dans un dialogue épistémologique.

          Il y a une métamorphose dans l’approche de la vérité.  Il ne s’agit plus de transmettre une vérité toute faite, mais de faire accoucher de la vérité. Nous devons faire ensemble la vérité. Jésus parle d’ailleurs de « faire la vérité » ; et dans l’Évangile d’aujourd’hui il promet à ses disciples non pas que l’Esprit leur enseignera la vérité, mais qu’il les conduira à la vérité tout entière.

          Au niveau social et politique, une légitimité participative a remplacé une démocratie élective où quelques-uns décidaient pour tout le peuple. L’autorité se doit d’être collégiale. Il faut toujours rechercher ensemble la vérité plutôt que de répéter des vérités qui découleraient logiquement d’une « loi naturelle ».

          Les deux façons de voir la crise actuelle, avec ses richesses et ses limites, conduisent à deux conceptions différentes de l’Évangélisation : ou bien l’on résiste, ou bien l’on écoute.

          L’attitude actuelle de Rome va plutôt dans la direction d’une résistance.  Résistance à tout ce qui est apparaît comme sécularisation et relativisme.  Il faut d’abord ré-évangéliser les Catholiques eux-mêmes (année de la foi) pour ensuite affronter le monde déchristianisé.  C’est vraiment une approche frontale. Lorsqu’on s’ouvre à ceux de l’extérieur, c’est dans des « portiques des Gentils », donc chez-nous.

          Pour d’autres catholiques, l’approche est différente. Bien sûr, on est d’accord pour un ressourcement constant de la foi et de la vie de prière. Mais la nouvelle évangélisation n’implique pas une condamnation du monde. Elle implique de mettre sans cesse la culture actuelle, dans tous ses aspects, en contact avec l’Évangile. On parle d’une « ambition chrétienne » plutôt que du désir de faire entrer tout le monde dans la structure de l’Église catholique.

          Le récit des pèlerins d’Emmaüs est une belle icône de cette approche. Il s’agit d’une rencontre dans le dialogue et qui aboutit non à un acquiescement de l’esprit à des vérités enseignées, mais aboutit à un éblouissement final.

          Beaucoup de communautés religieuses actives, qui sont très présentes au monde, de par leur charisme, vivent cette métamorphose.  Elles ont été fondées pour enseigner ou pour s’occuper des malades, ou pour la prédication.  Elles ont eu un rôle important dans les structures ecclésiales, dans le passé.  Aujourd’hui, souvent réduites en nombre, elles se sont métamorphosées, et vivent souvent sous plusieurs formes le chapitre 25 de Matthieu.  Plusieurs s’occupent des plus démunis et des plus rejetés de notre monde, en particulier des demandeurs d’asile, et surtout de ceux dont la demande a été refusée et qui doivent vivre dans la clandestinité. Ces témoins de l’Évangile vivent parfois seuls, ou en tout petits groupes, mais sont reliés dans une communauté forte centrée sur le Christ et le service de ses plus petits.

          Cette évolution de la vie religieuse, tout comme la naissance de plusieurs communautés chrétiennes du genre de ce qu’on a appelé dans le passé des « communautés de base » dont des sources d’espérance.

          Il n’y a pas de raison d’être défaitiste.  Un monde nouveau est en train de naître, connaissant actuellement les douleurs de l’enfantement. L’Esprit y est à l’œuvre. Nous n’avons pas à transformer le monde, mais à témoigner de l’Évangile dans un monde en transformation.

Armand VEILLEUX