Ratio – Histoire d’un texte

par : Armand Veilleux

Les Constitutions de notre Ordre, élaborées entre 1967 et 1987, puis approuvées par le Saint Siège en 1990, furent complétées par un important document appelé Ratio institutio­nis ou « Document sur la formation ».Ce document, rédigé dans l’esprit même des Consti­tutions, fut, comme celles-ci, le fruit d’un long travail où s’impliquèrent toutes les commu­nautés et toutes les régions de l’Ordre, avant d’être étudié, discuté, amendé et voté à la RGM de 1990.

Au moment où, dix-sept ans après son approbation par les deux Chapitres Généraux de 1990, on penseremettre ce texte de la Ratio en chantier, il semble important de faire tout d’abord son histoire.

 

I - Chronologie

Pour comprendre les lignes de forces de notre Ratio, et le sens que l'Ordre a voulu lui don­ner, il peut être utile de jeter d'abord un coup d'œil non seulement sur son histoire mais aussi sur sa préhistoire.

1955 : Sedes Sapientiae

La situation générale dans l'Ordre jusqu'à 1955 était à peu près la suivante, dans les monas­tères d'hommes.À de rares exceptions près, tous les moines choristes devenaient prêtres.La formation du noviciat se donnait en deux noviciats parallèles, l'un pour les novices de chœur et l’autre pour les frères convers.Pour les frères convers, une fois le noviciat ter­miné, il n'y avait plus généralement aucune formation systématique.Ils assistaient au Cha­pitre de l'abbé le dimanche, aux sermons les jours de fêtes de sermon, et avaient un père maître qui leur donnait des répétitions.En plusieurs monastères il ne s'agissait que de ré­flexions pieuses de nature à réchauffer la ferveur (fervorino!); ailleurs un enseignement un peu plus solide, genre catéchisme, était donné.

Quant aux choristes, dès la fin du noviciat, et même parfois durant le noviciat, ils commen­çaient les études en vue du sacerdoce.

La formation du noviciat comportait le catéchisme des vœux, et l'apprentissage des obser­vances: tout ce qu'il fallait savoir pour faire profession en connaissance de cause!

Dans l'ensemble, les études théologiques dans notre Ordre étaient plutôt faibles, même si certains monastères avaient une excellente tradition de formation spirituelle et doctrinale.On utilisait en général les mêmes manuels qui étaient utilisés dans les Grands Séminaires; mais la formation dans la plupart des cas était loin d'avoir la même valeur académique, quoique, par ailleurs, la formation spirituelle pouvait être supérieure.

Après le noviciat, à part les études théologiques, il y avait peu de formation organisée.On tenait simplement des « conférences théologiques » pour les prêtres.

Vint donc, en 1955, un document du Saint-Siège, appelé Sedes Sapientiae, concernant la formation, ou plus spécifiquement les études dans les communautés religieuses.Des exi­gences nouvelles étaient posées à toutes les communautés.En particulier, on exigeait que, pour faire les études dans les monastères mêmes (ce qui était la tradition de notre Ordre), il fallait en chaque monastère des professeurs qualifiés, avec des diplômes reconnus.

1958 : Ratio Studiorum

Sedes Sapientiae exigeait aussi que chaque Institut religieux se donne une Ratio Studiorum.La nôtre fut publiée en 1958.Elle portait pour titre: "Ratio Institutionis, praesertim studio­rum". L'accent était mis nettement sur les études.Et cela fut heureux, car les études étaient vraiment négligées dans l'Ordre jusqu'à ce moment-là.

Il ne faut pas oublier que c'était l'époque où, sous l'influence du Père de Lubac, de Rahner, de Congar, de Chenu, et de bien d'autres, la théologie s'orientait vers une redécouverte de ses bases scripturaires et patristiques.Cela conduisit donc à une redécouverte et une com­préhension nouvelle de notre tradition monastique, y compris la Lectio divina

1960 : Ouverture de Monte Cistello

Dom Gabriel prit très au sérieux ces exigences, et cela aboutit à la construction de Monte Cistello, qui compta jusqu'à près de 90 étudiants l'année de l'ouverture du Concile.

1965 : Décret d'Unification:

Le décret d'Unification, supprimant non pas les frères convers, mais la distinction entre deux catégories dans nos communautés, et instaurant une seule catégorie de moines, posa d'une façon nouvelle la question de la formation.

A la même époque, dans plusieurs monastères d'hommes, un courant vers ce qu'on appe­lait un "monachisme laïc" se faisait sentir.De plus en plus on sentait le besoin de former des "moines" et non de "futurs prêtres".

C'est aussi l'époque où des efforts de collaboration se dessinèrent entre moines et mo­niales.Les deux groupes en profitèrent.Chez les moniales une solide formation doctrinale avait souvent manqué.Par ailleurs, leur formation avait toujours été orientée vers la vie mo­nastique, et non vers les études cléricales!

1968 : Document sur la Formation

On sentit le besoin en 1968 de revoir notre Ratio, à cause précisément de toute cette évo­lution. Une Commission fut constituée de représentants de la plupart des régions de l'Ordre (les régions venaient de faire leur apparition, quelques années auparavant), pour réfléchir sur ce thème.Cette commission proposa non pas une nouvelle Ratio, mais une série de do­cuments contenant beaucoup d'éléments extrêmement utiles, mais qui ne furent pas réunis sous la forme d'un tout cohérent.Le Chapitre Général suivant recommanda aux commu­nautés de s'inspirer de ce document, mais celui-ci ne fut pas voté comme un texte officiel de l'Ordre.

Ce n'est pas par hasard que ce nouvel intérêt pour la formation se manifesta au moment où le pluralisme apparaissait dans l'Ordre -- pluralisme qui, d'autre part, était une conséquence non seulement d'une évolution culturelle mondiale, mais aussi du fait que l'Ordre s'était soudain répandu dans diverses cultures où il n'avait pas pénétré jusqu'alors, ou bien où il était demeuré très peu représenté.

1984 : Holyoke/Escorial

Puis vint la longue période de rénovation de nos Constitutions, commencée en 1967, qui culmina dans les Chapitres de Holyoke et Escorial, et finalement dans la RGM de Rome en 1987. Au cours de ces années l'Ordre avait fait énormément dans le domaine de la forma­tion, au niveau local, régional et aussi de tout l'Ordre.Des secrétaires pour la formation existaient dans presque toutes les régions, et plusieurs initiatives avaient été très heu­reuses.

Dans leur excellente section sur la formation, ces nouvelles Constitutions faisaient réfé­rence à la préparation d'une Ratio Institutionis qui serait préparée par le Chapitre Général.

1983 : CIC

Cette Ratio semblait d'ailleurs demandée par le nouveau Code de Droit Canon (1983)

1986‑87 : RMP I et RMP II

La Réunion Mixte de Préparation de 1986 (RMP I) décida que chaque région devait rédiger une ébauche de Ratio institutionis (ou, à son défaut, un document qui résumerait le contenu d’un tel document) et l’enverrait au Secrétaire central pour la formation avant le 1er mars 1987.Père Cornelius Justice de Mount Melleray fut alors élu à cette fonction. Il avait comme mandat de présenter une synthèse de ces textes à la réunion suivante.

La deuxière Réunion Mixte de Préparation (RMP II) décida que le Père Cornelius, en liaison avec les Secrétaires régionaux pour la formation, préparerait un projet de Ratio à soumettre à la prochaine RGM, à Rome en 1990. Père Cornelius établit un réseau impressionnant de communication et suscita une réflexion importante dans l’Ordre.

1987 : Texte de Chambarand I et RGM de 1987

Au cours d’une réunion de travail de trois semaines avec les Secrétaires régionaux pour la formation de presque toutes les régions de l’Ordre, il prépara un projet de Ratio qui serait connu sous le nom de Chambarand I et qui fut communiqué aux Capitulants durant le Chapitre Général, dont le programme était déjà extrêmement sur­chargé.La seule décision que prit l’Assemblée fut d’en recommander l’étude à toutes les Conférences régionales et à ceux qui étaient responsables de la formation.

Il ne s'agissait plus d'une Ratio studiorum (qui est encore à faire) mais d'un document trai­tant de l'ensemble de la formation monastique.

1988 : Réactions des Régions

Dans l'année qui suivit les Chapitres de 1987 presque toutes les régions se réunirent et étudièrent ce projet de Ratio.Les réactions étaient positives dans l'ensemble, mais il y avait aussi un désir général d'un texte plus succinct et moins "psychologisant" dans son lan­gage, tout en conservant l'importance donnée à la dimension psychologique de la forma­tion.

1989 (Janv.) : Commission Centrale

La Commission Centrale de 1989 à Cardeña ratifia ces orientations, nomma une commission de trois personnes pour revoir le texte, et établit un calendrier qui permettrait d'arriver à la RGM de 1990 avec un texte déjà assez accepté par la majorité.

1989 (Juin) : Synthèse et nouveau texte

Tel que demandé par la CC, la commission ad hoc produisit pour juin 1989 un texte connu sous le nom de Chambarand II qui fut envoyé à toutes les régions qui devaient l’étudier et envoyer leurs réactions et commentaires avant Mars 1990. Toutes les régions sans excep­tion s’acquittèrent de cette tâche et, sur la base de leurs suggestions et commentaires, un nouveau texte connu sous le nom de Chambarand III fut présenté comme document de travail pour la RGM de septembre 1990.

1990 – RGM : Texte définitif

Une étude très détaillée de ce texte, paragraphe par paragraphe et presque phrase par phrase fut réalisée par toutes les Commissions Mixtes de la RGM (certaines des sections étant réparties entre diverses commissions) tout au long de la RGM. En fait, cette étude de la Ratio occupa une partie importante de la RGM de 1990.À la fin de la RGM, après plusieurs votes sur divers amendements, le texte global de notre Ratio fut approuvé par les deux Chapitres Généraux, à une très grande majorité (Vote 70 : CGf 51 oui, 7 non, 1 abs. ; CGm 80 oui, 9 non, 1 abs.).

À part les Constitutions elles-mêmes, aucun des textes produits par l’Ordre à notre époque ne mobilisa autant la réflexion et le travail de toutes les Régions de l’Ordre et donc de toutes les cultures, aussi bien dans les régions, entre les Chapitres Généraux, que durant la RGM de 1990.

Toute refonte totale ou partielle de ce document, que certains pourraient envisager, se de­vra de prendre en compte cet énorme travail de l’ensemble de l’Ordre. Il serait difficile de penser qu’une révision puisse en être faite, quelques années seulement après son approbation, sans que tout l’Ordre soit de nouveau impliqué dans une telle révi­sion.Encore faudrait-il s’assurer, au point de départ, que l’ensemble de l’Ordre juge oppor­tun d’entreprendre à ce moment-ci un tel travail.

II - Quelques grandes lignes (ou intuitions de base):

A) Personnellement je crois que l'intuition la plus fondamentale de ce document est que la formation est un processus qui dure toute la vie.

Il s'agit du processus par lequel une personne (homme ou femme) est graduellement trans­formée à l'image du Christ, ce qui est le but de notre vie monastique.Par "formation" on entend désormais l'ensemble de cette "transformation" et non la période initiale d'initia­tion à la vie monastique.

Cette approche influera évidemment sur la façon de concevoir qui sont les agents de cette formation et quels sont les moyens employés.

B) La seconde intuition fondamentale est que les deux agents principaux de cette formation ou transformation sont l'Esprit-Saint d'une part et le sujet en formation d'autre part.Toutes les autres personnes appelées "formateurs", à divers titres, médiatisent l'action de l'Esprit-Saint d'une part et servent de guides au sujet en formation d'autre part.

C) La troisième intuition fondamentale est le rôle essentiel que joue la vie communautaire elle-même dans la formation d'un(e) cénobite.Cette vie communautaire est ce que nos Constitutions appellent constamment la "conversatio" cistercienne.

III - Quelques conséquences de ces orientations de base:

A) Le document est centré sur la "personne" qui est en formation, et non sur les choses qu'il faut lui transmettre.

- Un grand respect est manifesté pour cette personne, et la grâce particulière qu'elle porte et qu'elle apporte à la communauté.

- Chaque personne est considérée dans l'ensemble de son histoire: tout ce qui a précédé son arrivée au monastère est important.

- Chaque personne est aussi considérée dans toutes les dimensions de son être: il ne s'agit pas simplement de faire adopter à quelqu'un un comportement dit "monastique", de lui faire acquérir des vertus monastiques, etc.Il s'agit d'aider quelqu'un à devenir un homme ou une femme épanoui(e), équilibré(e), mûr(e) -- un chrétien(ne) qui a assumé l'ensemble du message évangélique -- et qui a décidé de le vivre selon la "voie" monastique, en vertu d'un appel reçu du Seigneur.On insiste donc sur l'importance d'un équilibre humain, émo­tif, affectif, intellectuel, spirituel.

- En conséquence, une grande importance est donnée à toutes les étapes de la maturité humaine.

B) Même s'il y a des personnes qui ont une tâche spéciale dans le domaine de la formation (surtout initiale), leur travail pourra difficilement porter des fruits s'il n'y a pas une qualité suffisante de vie communautaire dans la communauté.On devra donc être attentif à s'as­surer que les éléments de la conversatio cistercienne remplissent vraiment leur rôle forma­teur.Et pour cela, on sera attentif à ce que chaque communauté assume bien la "culture monastique", et développe sa propre culture.

C) Tout ceci implique aussi une conception bien précise de la "formation continue".Dans le passé, lorsque le mot "formation" désignait presque exclusivement la formation initiale, la "formation continue" était conçue comme une sorte de continuation, à un rythme plus lent et à une fréquence limitée, de la formation initiale (recyclage périodique).Maintenant que l'on entend par formation tout le processus de transformation qui dure toute la vie, c'est la formation initiale qui est vue comme un temps fort de cette formation continue.

D) Inutile de souligner l'importance que prend aussi chaque culture nationale et locale.Dans le passé la formation était souvent un processus d'acculturation et non d'incultura­tion.On assimilait une culture monastique coulée dans des cadres bien précis. Désormais chaque région est appelée à adapter la Ratio à son contexte culturel et à ses besoins. Cette capacité de notre Ratio d’être adaptée à toutes les cultures fut confirmée par le fait que toutes les régions non européennes (Remila, USA, Africa, ASPAC) marquèrent leur accord global avec Chambarand II, (comme le rappela le Père Cornelius dans sa présentation du texte au début de la RGM de 1990), tout en offrant des suggestions qui furent intégrées dans Chambarand III. (De fait, la seule région à avoir vraiment des difficultés avec Chambarand II fut Centre et Nord Europe, qui n’appréciait pas l’importance donnée à la communauté dans le processus de formation). Lors de la présentation de la synthèse des rapports des Commissions, au cours de la 4ème session de la RGM de 1990, la secrétaire de la 17ème Commission (des « Jeunes Églises) expliqua que ce texte « est une bonne base car il est susceptible d’être adapté à des contextes culturels divers, en particulier du fait qu’il ne contient pas trop de détails.Il donne aussi une bonne expression de l’idéal cistercien. C’est un document qui peut être utile dans tout l’Ordre » (Procès verbal, p. 21). Au surplus, le texte même de la Ratio (nº 69) invite les régions « à aider les maisons à adapter cette Ratio à leurs besoins spécifiques et à la culture particulière de la Région. »

E) Importance aussi de pluralisme.On s'est efforcé d'élaborer un texte qui exprime tous les grands principes de base qui valent pour tous, mais qui se limite au minimum dans l'expres­sion des données qui de leur nature sont limitées à telle ou telle culture.Ce fut un choix difficile, parce que Chambarand I donnait une série de conseils extrêmement précieux et d'analyses très perspicaces, mais qui ne valaient pas pour toutes les cultures.C'est un do­cument qu'il ne faut pas oublier, et auquel il faudra toujours revenir, et y prendre tout ce qui peut nous être vraiment utile.

F) Le monasticat: réalité nouvelle en plusieurs régions, au moment de la rédaction de la Ra­tio, et encore en pleine évolution.

IV - Etudes dans la vie monastique.

Dans notre Ordre, on n'a jamais eu une grande tradition intellectuelle.(Scourmont, par exemple, sous l’influence de Dom Anselme Lebail, fut longtemps une admirable exception où l’on a su harmoniser des études de haute valeur scientifique avec une orientation mo­nastique indiscutable).Depuis 1955 nous avons amélioré grandement la vie intellectuelle de nos communautés (moines et moniales). Il y a peut-être présentement une attitude anti-intellectuelle. Cela a conduit certains à dire que la Ratio est trop intellectuelle et insiste trop sur les études.

Cette réaction est vraiment symptomatique d'autre chose, puisqu'on a déployé dans ce texte tous les efforts possibles pour souligner le fait que les études sont loin d'être l'élé­ment premier de la formation, et que cet élément doit être subordonné à beaucoup d'autres.On a aussi situé les études dans le cadre pluraliste mentionné ci-dessus.

Si la lectio divina est vraiment au cœur de notre vie, une certaine initiation à l'Ecriture Sainte est essentielle.Donc on a mis cette initiation à l'Ecriture Sainte comme l'une des choses qu'il faut faire durant le noviciat et continuer durant le monasticat, et même au-delà.Cela ne veut pas dire que tous doivent faire les mêmes études techniques.Pour cer­tains une initiation assez simple à une lecture savoureuse de la Parole de Dieu suffira;d'autres auront besoin d'une formation plus technique.Mais tous ont besoin d'une initia­tion.

Notre spiritualité doit être fondée sur les données de la Révélation et sur la Foi.Pour éviter de s'enfermer dans une piété sentimentale ou infantile, une solide initiation à la Doctrine chrétienne est essentielle pour tous.Ici encore, elle pourra prendre bien des formes: pour les uns ce sera une sorte de catéchisme pour adultes;pour d'autres ce sera une étude plus poussée et plus scientifique.Mais tous on besoin d'une foi éclairée et donc d'une bonne connaissance des chapitres principaux de la doctrine chrétienne.

On pourrait dire quelque chose de semblable de chacun des éléments de la liste de « ma­tières » à traiter, soit durant le noviciat, soit durant les vœux temporaires.

Conclusion :

Toute la spiritualité de nos Constitutions se trouve résumée dans le Prologue de cette Ratio, que l’on peut légitimement considérer comme un commentaire spirituel des Constitutions.Et toute la compréhension du but ultime de la formation est admirablement exprimée dans le texte de 2 Co 3,18, mis en exergue

"Appelés à être transformés à l'image du Christ".