Au delà du Sommet

En préparation pour le Chapitre Général de 1987

par : Armand Veilleux

Les sommets ne sont pas d'habitude des endroits où l'on veut demeurer.Ce sont des lieux au-delà de la vie normale et ordinaire.Y monter de temps à autre afin de jeter un regard sur la vallée et vers l'horizon lointain, dans toutes les directions, peut être un défi stimulant.Mais il faut, à un moment donné, redescendre et reprendre le cours de ses occupations normales.De plus, tout alpiniste professionnel vous dira que la descente est aussi difficile et dangereuse que la montée. (Il est probable qu'un nombre aussi grand d'expéditions ont été balayées par des avalanches durant leur descente de l'Everest que durant sa montée).

 

Depuis un bon nombre d'années nous avons planifié sérieusement notre «Sommet";et, hélas, la préparation n'est pas encore terminée.Un aspect de la planification à laquelle nous n'avons peut-être pas donné suffisamment d'attention est celle qui concerne la période d'"après Sommet."

Peu de personnes font une profession de l'alpinisme.C'est, de toute façon, un métier risqué.Mais il ne faut pas s'y mettre longtemps, avant d'y développer une habitude.Il y a maintenant environ vingt ans que nous travaillons à nos Constitutions.Même si plusieurs moines et moniales n'y sont aucunement intéressés, d'autres y ont mis un intérêt considérable, au point, peut-être, de ne plus pouvoir s'en passer.Essayer de trouver la solution finale au problème complexe de l'Unité des deux Branches de l'Ordre peut devenir "compulsif", tout comme essayer de trouver la solution au cubre de Rubic.(Vous êtes-vous déjà rendu compte que le cube de Rubic est beaucoup plus beau lorsque toutes les couleurs sont mélangées que lorsqu'un enfant intelligent a trouvé par quel truc placer tous les petits carrés de lamée couleur sur chacune des faces du cube?...)

Par suite de la nécessité de réviser notre législation après Vatican II, la nature du Chapitre Général a changé radicalement.La majeure partie de ce que nous avons fait depuis lors a consisté tout simplement en cela: préparer une nouvelle législation.A la Réunion au Sommet, à Rome, en décembre prochain, il y aura bien peu d'abbés et d'abbesse de la période d'avant cette grande entreprise législative.Même si nous terminons nos Constitutions à ce Sommet, le Saint Siège n'acceptera probablement pas toutes nos solutions sans changement et sans dialogue.Cela signifie que d'importantes questions auront probablement à être discutées de nouveau à de futures Conférences Régionales et à de futurs Chapitres Généraux (ou Réunions au Sommet, ou Assemblées Générales, selon ce qu'on voudra bien les appeler).La tentation sera grande de continuer à légiférer.Et même si nos Constitutions étaient approuvées telles quelles, nous savons que les "Statuts" relèvent de l'autorité du Chapitre Général, et nous voudrons probablement réviser plusieurs d'entre eux au prochain Chapitre Général... Allons-nous enfin rompre cette spirale? Continuer sans fin à faire des lois peut être une façon très efficace d'éviter des questions vitales plus lourdes de défis.

Bien sûr, nous avons travaillé sérieusement ces dernières années, préparant l'invasion de notre terre promise juridique.Certaines de nos tribus régionales ont même envoyé des émissaires dans le pays de Kibbutzah.Les uns sont revenus avec des récits de riches moissons et de fruits merveilleux;d'autres, avec des récits de Nephilim et d'autres créatures terriblement dangereuses (Nombres, 13,33).Aussi, nous avons décidé d'être très prudents à ce sujet, et nous avons examiné toutes les avenues.Toutes les formes d'évolution ont été suggérées, y compris des nuances inconnues jusqu'à maintenant de développement statique et de status quo évolutif.

L'imagination humaine est très fertile, spécialement lorsque la complémentarité des sexes se met de la partie.Aussi, d'autres formules nouvelles pourraient probablement être découvertes, spécialement si quelque sorcier de l'ordinateur apportait au Chapitre un ordinateur de la cinquième génération (intelligence artificielle).Ce qui complique les choses, c'est que tous les problèmes sont entrelacés.Le rôle précis que vous donnerez au Père Immédiat d'un monastère de moniales dépendra du type de filiation que vous adopterez pour la Branche féminine de l'Ordre; et ceci, évidemment sera différent, selon que vous visiez à l'autonomie à travers des structures parallèles ou des structures intégrées...Les possibilités sont vraiment sans fin --quoique dépendantes de la grâce de Dieu et des bonnes grâces de Rome --et nous pourrions facilement continuer à déplacer les morceau ducasse-tête jusqu'à la fin du siècle, sinon jusqu'à la Parousie.

Ma suggestion est que nous arrivions tous au Sommet de la Via Aurelia avec l'intention de nous entendre sur une solution raisonnable et de poursuivre notre vie monastique...Je crois que certaines des formules qui ont été proposées jusqu'à maintenant sont plus dans la ligne de l'évolution générale de l'Eglise et du monde que d'autres.Mais, franchement, quelle que soit la formule qui entrera dans le texte de nos Constitutions, je ne crois pas qu'elle influencera considérablement l'évolution de la vie dans l'Ordre.La vie, dans son développement, suit ses propres lois.Evidemment, une législation vraiment mauvaise pourrait étouffer la vie; mais de toutes les possibilités offertes, chacune a quelque chose de bon.Et même, à part cela, la seule différence entre ces solutions est que certaines peuvent devenir désuètes plus rapidement que d'autres.Toutes tomberont en désuétude, de toute façon.

En conséquence, pourquoi ne pas nous entendre sur une législation raisonnablement bonne; puis célébrer allègrement notre consensus, et passer à des questions plus sérieuses?Et la chose la plus importante sera d'établir l'agenda de l'Ordre pour les années à venir.Si nous n'établissons pas un tel agenda, chaque Région développera le sien, probablement sans porter trop d'attention à ce que devrait être un agenda commun pour l'Ordre.Et, évidemment, il y aura le danger d'une réaction ("backlash") comme nous en avons connu une au Chapitre de 1971, après le Chapitre charismatique de1969.

Puis-je suggérer quelques points qui pourraient apparaître à cet agenda? Premièrement, je ne surprendrai personne en disant que je crois encore que tout le champ de la formation est de la plus haute importance.Donc, dès que nous aurons terminé d'écrire notre Ratio Institutionis, nous devrons nous mettre plus sérieusement, en tant qu'Ordre, à l'étude de toute la question de la formation, c'est-à-dire, du processus global par lequel, dans le contexte de a forme cistercienne de vie monastique, quelqu'un devient graduellement une femme ou un homme adulte, un(e) chrétien(ne) mûr(e), s'ouvrant de plus en plus à la grâce de l'union contemplative avec Dieu.

Une seconde question qui ne perdra rien en importance dans les années à venir, est celle du mouvement féministe.Je me suis intéressé à la théologie féministe depuis un certain temps (pour des raisons purement académique, évidemment).Il est fascinant de se rendre compte à quel point toutes les civilisations de l'humanité ont été dominées depuis des millénaires par diverses nuances de sexisme masculin. Presque tout dans la culture est sexiste, en commençant par les langues -- ce qui rend très difficile l'élaboration d'un langage "inclusif" et explique le caractère souvent bizarre des essais faits jusqu'à présent pour traduire la Bible et les textes liturgiques dans un langage non-exclusif.

If est facile de repousser du revers de la main la théologie féministe et même tout le mouvement féministe, en se référant à ses expressions radicales.Mais d'autres expressions du même mouvement sont marquées de pondération et ont un caractère scientifique solide, comme, par exemple, le livre d'Elisabeth Schüssler-Fiorenza, In Memory of Her.Depuis plus ou moins une décennie, tout ce questionnement a pris une place de plus en plus grande dans les réunions de théologiens et les Conférences de Supérieurs Majeurs.

La théologie féministe nous a obligés à revoir notre lecture des Écritures et des Pères de l'Eglise, ainsi que notre interprétation de la Tradition.Son influence sur la vie de l'Eglise a été considérable et l'évolution de la Branche féminine de notre Ordre au cours des trente dernières années lui doit beaucoup -- quoique indirectement.Toutes les questions soulevées par le mouvement féministe ont toujours été implicites dans nos discussions sur l'Unité de l'Ordre, mais elles ont rarement fait surface.C'est un problème (ou un ensemble de problèmes que nous devrons affronter directement et sérieusement dans l'avenir, à moins que nous ne voulions reprendre le vieux rêve gnostique d'une supposée androgynie primitive.Peut-être pourrons-nous faire cela plus sereinement lorsque nous aurons solutionné au moins de façon provisoire l'aspect juridique de la question.

La situation particulière de notre Ordre devrait nous permettre d'apporter à la solution de cette question une contribution positive, au niveau de la vie plus encore que par des déclarations bruyantes.Mais pour être capables d'apporter cette contribution, il est important que nous prenions bien conscience de tous les problèmes impliqués.Nous devrons aussi éviter la suffisance, car l'attitude de l'Ordre à l'égard des moniales a été ambiguë (c'est le mieux qu'on puisse dire) depuis les débuts.Selon une historienne moderne, les moniales ont dû se percer une entrée dans l'Ordre en dépit de l'hésitation et même souvent de l'opposition des moines.

Une troisième question que nous devrons considérer de plus en plus sérieusement est: comment préparer les personnes à vieillir, dans un contexte monastique.Certain(e)s vieillissent d'une façon admirable et belle.D'autres sèchent, simplement. Dans des communautés où l'âge moyen est souvent très élevé (dans beaucoup de communautés il est dans les 60; et dans certaines, dans les 70), cela devient un problème chaque jour plus crucial.Le fait d'avoir de grands groupes de personnes âgées ne comptant que quelques jeunes est un phénomène relativement nouveau.Cela crée diverses sortes de problèmes que la tradition monastique ne peut guère aider -- au moins directement -- à solutionner.C'est d'ailleurs un problème commun à toues les sociétés occidentales.

Dans plusieurs pays du Tiers Monde, où nous avons de plus en plus de monastères, la situation est tout juste l'opposé.Il y a à peine quelques générations de cela, il y avait dans la plupart de ces pays un taux très élevé de mortalité infantile, que les progrès de la médecine a réduite radicalement.La nature cependant ne s'est pas ajustée immédiatement à ce taux de survie, de telle sorte que le nombre des naissances continue d'être très élevé, avec, comme résultat, des sociétés où le nombre des personnes très jeunes est extrêmement élevé en proportion des personnes dans la quarantaine ou au-delà.Celacrée une autre sorte de problèmes pour les «vieux"......

Un quatrième et dernier point à mon agenda: les problèmes des pays envoie de développement deviennent chaque jour plus complexes et presque déprimants.Etant donné que notre Ordre est, heureusement, de plus en plus présent dans ces parties du monde, il serait très important que nous réfléchissions sur les implications et les exigences d'une telle situation pour l'Ordre, non seulement au niveau spirituel, mais aussi sociologique, économique, et même politique.La première étape serait une évaluation collective de l'expérience très riche des quelque trente dernières années.Un Chapitre Général entier pourrait être consacré à l'écoute de l'expérience de nos fondations en Afrique, en Amérique Latine et en Asie.Cela pourrait constituer une interpellation très fructueuse pour les monastères d'Europe et d'Amérique du Nord.

Ce ne sont là que quelques suggestions concernant ce que pourrait être un agenda pour l'Ordre.Ce que je veux vraiment dire est surtout qu'après le Sommet nous aurons à redescendre dans la vallée, et que ce sont là quelques-uns des problèmes que nous y rencontrerons.Il pourrait être utile d'y jeter un regard du Sommet.

Armand Veilleux

Holy Spirit Monastery

2625 Hwy. 212 S.W.

Conyers, GA 30208-4044

U.S.A.