CHAPITRE IV

LA SPIRITUALITÉ CISTERCIENNE

 

Pourquoi ce chapitre  ?

Qu’onne se trompe pas sur le propos de ce chapitre. Il ne s’agit en aucune façon devouloir esquisser l’histoire du monachisme chrétien. Ni même, en se limitant unpeu, de retracer les origines de Cîteaux. Rappelons notre plan. Puisqu’ontraite d’une rencontre entre moines des deux religions, le livre a commencé parun exposé en vue de répondre à la question : « Qu’est-ce donc que lemonachisme tibétain, qu’il s’agisse de moines ou de nonnes ? » Lesecond volet s’ouvre maintenant. Des trappistes allant à leur rencontre, enquoi consiste cette tradition cistercienne dont ils se réclament ? Lesbons auteurs ne manquent pas sur le sujet : le Père Louis Lekai, dom JeanLeclercq et, peu avant, dom Anselme Le Bail. Nous ne pouvons que renvoyer àleurs écrits. Une manière à la fois érudite et claire d’en exposer l’histoirese trouve, sous la plume du Père Edmond Mikkers, à l’article Robert de Molesme du Dictionnaire de spiritualité (tome 13 ,col. 734 - 814). Pour faire court, nous allons nous référer à une Histoire del’Église qui replace bien notre mouvement dans le cadre de l’époque.Ensuite nous aborderons la spiritualité proprement dite de cette tradition.

Lafondation de Cîteaux

Seigneur, montre-moi tes voies,

enseigne-moites sentiers.

Psaume24,4

Je laconduirai au désert

et jeparlerai à son cœur.

Osée 2,16

Enpréambule, il faut dire quelques mots du contexte immédiat. Au XIesiècle, lancé par des élites monastiques, un mouvement de réforme avait étésaisi et développé par des papes, au premier rang desquels Hildebrand, ancienbénédictin de Cluny, devenu Grégoire VII; d’où le nom de réforme grégorienne.Mais la réussite même de Cluny constituait pour elle un danger. Trop riche,trop fière de l’immensité de ses bâtiments, de la science de ses écrivains, dela majesté de ses offices. Quel écart avec le strict idéal monastique, tel quesaint Benoît l’avait enseigné à ses fils ! C’est donc pour réagir contrecet état de fait, contre ces routines, contre ces observances adventices,contre une certaine connivence avec le temporel, qu’un petit groupe depionniers héroïques avaient quitté Molesme, fille de Cluny. Car saint Robert,son fondateur, et nombre de ses moines ne se tenaient point pour satisfaits del’idéal, pourtant déjà austère, qu’on mettait en pratique dans cette maison.C’est dans ce contexte que Robert deMolesme quitte le monastère qu’il avait fondé et où l’afflux des donsoriente les moines vers une vie facile. Il se retire, avec une vingtaine decompagnons, dans un endroit solitaire, à Cîteaux, en 1098. Dans un sitemarécageux (cistels = joncs) il fonde le nouveau monastère (novum monasterium) dont la nouveauté essentielle veut être leretour à l’observance littérale de la règle de saint Benoît. Réclamé par sesmoines, Robert doit rentrer à Molesme, mais il laisse à Cîteaux le prieur Albéric, qui lui succède comme abbé(1099 – 1109) et engage le monastère dans la voie de l’ascèse. Le troisièmeabbé de Cîteaux, Étienne Harding(1109 – 1133), joue un rôle important dans l’organisation cistercienne, renduenécessaire par le prodigieux développement de la fondation.

En1112, en effet, alors que Cîteaux traversait une phase critique à la suite denombreux décès, arrive au nouveau monastère un jeune seigneur, Bernard, de Fontaines-lès-Dijon. Ilamène avec lui une trentaine de compagnons conquis à l’idéal monastique. Dansson sillage, durant tout le XIIesiècle, une foule de gens de toutes les conditions sociales frappe à laporte du monastère. Il faut faire de nouvelles fondations : La Ferté,Pontigny, Clairvaux et Morimond.

Devantun essor aussi rapide, Étienne Harding entreprend l’élaboration d’un statut quipermette de maintenir l’unité d’observance entre Cîteaux et sesfondations : c’est la Charte de Charité (Carta Caritatis). Elle prévoitune certaine dépendance des abbayes qui relèvent au sommet, non pasd’une seule maison (comme à Cluny), mais de Cîteaux et de ses quatre premièresfondations. Ces cinq abbayes sont à l’origine de filiations, dans lesquelleschaque abbaye fondatrice a un devoir de visite annuelle et la charge ducontrôle des élections. Mais partout l’abbé est élu par les moines de sonabbaye, auxquels se joignent les abbés des maisons fondées par elle.

Deplus, tous les abbés se réunissent à Cîteaux, une fois par an, pour tenir unchapitre général, chargé de préciser les observances, de redresser lesdéviations et d’envisager l’opportunité de nouvelles fondations. Cîteaux nepeut ainsi engendrer d’abbé au pouvoir excessif. L’Ordre évite le genre decentralisation clunisienne, tout en parant au danger de l’isolement desmonastères : l’unité de Cîteaux se définit surtout par l’identitéd’observance.

L’observancecistercienne

Ils sontalors vraiment moines,

vivant dutravail de leurs mains,

comme nospères et les apôtres.

Règle desaint Benoît, chap. XLVIII

Cîteauxne veut pas élaborer un nouveau statut monastique. Il entend au contrairerevenir à la règle de saint Benoît, suivie à la lettre, dans la ligne d’ungrand dépouillement et d’un cénobitisme total. Cîteaux retranche donc tout ceque Cluny avait ajouté dans la vie chorale, les psaumes supplémentaires et leslitanies. Quant aux cisterciens, ils doivent renoncer, dans le vêtement, leboire et le manger, à tout ce dont la Règle n’a pas prévu l’usage. Leurvêtement garde sa couleur naturelle, le gris, pour éviter les frais deteinture. On les appelle donc « moines blancs » par opposition auxclunisiens, dont l’habit est noir. Le moine doit supprimer de son alimentationla graisse et les mets délicatement variés. Les cisterciens dormiront habillés,couchés sur une paillasse, dans un dortoir commun.

Àl’exemple de Cîteaux, les monastères doivent être établis dans un endroitdésert, à l’écart des hommes, en rupture totale avec le monde. L’Ordre deCîteaux veut revenir à la pauvreté et refuse de vivre du travail des autres. Iln’accepte donc ni les domaines donnés en bénéfice et dont il n’y a qu’àpercevoir les revenus, ni les dîmes, ni les serfs. Les moines exploiteronteux-mêmes leurs terres. Ils s’établiront dans des lieux incultes pour lesdéfricher. Ils renoncent aussi à posséder des moulins et des fours banaux ouencore des rentes qui les assimileraient à des seigneurs laïcs.

Lavolonté de travailler directement leurs terres n’était pas conciliable avec lavie liturgique, même simplifiée, et avec tous les exercices monastiques. Lescisterciens vont créer une institution nouvelle que saint Benoît n’avait pasprévue : les frères convers.Barbus, souvent illettrés, ils sont chargés des travaux agricoles dans lesterres éloignées de l’abbaye. Durant la belle saison, ils habitent dans une« grange », sorte de bâtiment d’exploitation situé sur leur lieu detravail, à une journée de marche environ de leur abbaye, qu’ils rejoignent pourle dimanche. Ces frères convers sont dispensés de la pratique intégrale de laRègle de saint Benoît, de la résidence à l’intérieur de la clôture et ils n’ontpas voix au chapitre. Quant aux moines, ils travaillent les terres situées àproximité de la clôture.

L’expansionde Cîteaux

Ladiffusion de l’Ordre de Cîteaux se montre prodigieuse au XIIe et seprolonge largement au XIIIesiècle. Elle est possible grâce à la souplesse de la Charte de Charitéqui permet d’affilier à l’Ordre des monastères préoccupés de garder leurindépendance. Elle est due aussi à l’activité inlassable de saint Bernard dont les prédicationsenflammées suscitent les vocations et qui multiplie les fondations monastiques.À sa mort (1153), l’Ordre cistercien comptait déjà 343 abbayes. Il avait fondépersonnellement 70 communautés et le prestige de Clairvaux avec ses 700religieux éclipsait l’abbaye-mèrequin’en comptait que 250.

Cecidit, il est juste de reconnaître lesombres d’une réalité qui ne concorde pas toujours avec l’idéal. Du vivantmême de saint Bernard, les fondations cisterciennes ne se sont pas toujoursimplantées dans des régions sauvages, mais parfois sur des terres en culture.

Aucours des siècles il y eut d’ailleurs à déplorer, dans l’Ordre de Cîteaux commedans la plupart des Ordres monastiques, un envahissement du temporel, uneprospérité excessive, un relâchement de la discipline régulière. Quand onarrive au XVIIe siècle, on peut parler, chez beaucoup d’entre eux, d’une décadence. Ils manifestent en effetun manque d’élan, les vocations diminuent, une sorte de défaitisme plane surl’institution monastique.

L’institutiondéplorable de la commende confiait àun séculier l’administration temporaire d’un bénéfice ecclésiastique. Lecommendataire, n’étant même pas religieux, n’avait cure de faire respecter lesobservances, mais n’avait d’autre souci que de percevoir les revenus d’uneabbaye. Ceci prive la communauté d’un véritable abbé soucieux du bien spiritueldes moines et introduit dans les cloîtres l’esprit du monde. Les abbayesproduisent des revenusdevenusextravagants par rapport au petit nombre des moines.

Essaisde réforme

Uncertain nombre de cisterciens, au XVIIe siècle, voulaient réformerles coutumes primitives, remettant par exemple en honneur l’interdiction demanger de la viande. Les chapitres ne réussissent pas à préserver l’unité, mêmeà l’intérieur des abbayes, entre la StricteObservance (les partisans de la réforme) et la Commune Observance (les adversaires de la réforme). L’ingérence deRichelieu n’aboutit qu’à envenimer les oppositions. La réforme opérée par lepape Alexandre VII, en 1666, ne satisfait pas les tenants de la StricteObservance, dont l’abbé de Rancé, qui décide de réaliser sa réforme dans sonmonastère.

Rancéet la réforme de la Trappe

Armand-JeanLe Bouthillier de Rancé était né en 1626, fils d’un conseiller d’État, filleulde Richelieu. Abbé mondain, subitement converti en 1657, il fit un noviciat àl’abbaye cistercienne de Perseigne et se retira à l’abbaye de la Trappe, qu’iltenait en commende, où végétaient quelques moines sans piété et sansrègle.Il entreprit alors de reformerla Trappe, donnant à ses religieux l’exemple d’une vie des plus austères.Devenu abbé régulier en 1664, il entreprend d’aller plus loin que les réformésde la Stricte Observance. Il remet en honneur le silence perpétuel, le travailmanuel, la prière, la solitude, le jeûne, le sommeil sur la dure, leshumiliations volontaires et les réprimandes publiques. Il publia en 1683 La sainteté et les devoirs de la viemonastique, où il critiquait la vie que l’on menait dans les autresmonastères, allant jusqu’à regarder les études comme contraires à la vie dumoine. Ce qui lui valut une longue polémique avec dom Mabillon et lesbénédictins de la Congrégation de Saint-Maur. Sa fougue lui fit parfoisdépasser la mesure, mais il donna jusqu’à la fin de sa vie (1700) l’exempled’une vie ascétique. Il reste un maître de la vie spirituelle. Clément XIapprouve la réforme en 1705 et quelques monastères imitent la Trappe au XVIIIesiècle. Cette réforme devait donner une nouvelle vie à l’Ordre cistercien aprèsla Révolution.

L’épopéed’Augustin de Lestrange

DomAugustin de Lestrange (1754 – 1827) entre à la Trappe en 1780. Maître desnovices (1785), il conçoit le projet, lorsque l’Assemblée constituante supprimeles voeux des religieux (1790), d’aller s’établir avec ses frères à l’étranger.En mai 1791 il part avec quelque 20 religieux de la Trappe pour s’établir à la Valsainte (Suisse). Élu supérieur, il yétablit des Règlements encore plusaustères que ceux de la Trappe, avec le souci de réparer les excès de laRévolution. Les vocations affluent. Lestrange fonde en Belgique, en Angleterre,au Piémont, en Westphalie, en Espagne,au Valais. Élu abbé en 1794, il reçoit tout pouvoir sur tous lesmonastères de sa réforme. Il regroupe à Sembrancher (Valais) des moniales dediversOrdres (1796) et en fait lespremières trappistines .Les avances successives des armées françaises obligent Lestrange à évacuer toutson monde (environ 250 personnes) à travers la Bavière, l’Autriche et laPologne, jusqu’en Russie, mais le tsar expulse tous les émigrés français(1800). Lestrangerepart vers Dantzig,Lubeck, Hambourg. Il peut envoyer un petit groupe de moines au Nouveau Monde etbientôt se réinstaller à la Valsainte (1802), où la fondation prospère jusqu’en1811, lorsque le conflit entre le pape et l’empereur en vient à la rupture.Lestrange gagne secrètement les États-Unis, d’où il revient en Angleterre(1815). Il prend alors possession de l’abbaye de la Trappe, mais un conflit dejuridiction avec l’évêque de Séez l’oblige à se retirer à l’abbaye deBellefontaine.

Accuséd’abus de pouvoir et de sévérité excessive, Lestrange fut mandé à Rome en 1825.Il allait être déposé quand il mourut, sur le chemin du retour, le 16 juillet1827. Le sauveur de la Trappe laissait seize communautés regroupant 934religieux. Parmi ses oeuvres citons Règlements... de la Valsainte. C’est le texte majeur de sa réforme, qui se veut unretour à la plénitude de la Règle de saint Benoît et des observances del’antique Cîteaux. Il a le défaut, pour un code de vie monastique, demultiplier les minuties et l’excessive rigueur dans les observances, lespratiques surérogatoires. Le sage équilibre d’une règle est rompu. Cesrèglements ont exercé une grande influence, non sans créer des difficultés, quise sont accentuées avec le temps ; ils furent abandonnés en 1834.

Croissancedans la fidélité

Comme unarbre planté

près ducours des eaux...

Psaume1,3

Quandà la fin de l’Empire les trappistes purent rentrer en France, plusieurs groupesde moinesreprirent d’anciensmonastères cisterciens.Souvent aussi on occupa des bâtiments ayant appartenu à d’autres Ordres.Certaines abbayes furent des fondations dans des sites nouveaux. Ainsiplusieurs monastères de Belgique. Il faut surtout remarquer l’expansiongéographique de l’Ordre : Irlande, États-Unis, Canada, Espagne. Lapopulation de la plupart des monastères était nombreuse (de 60 à 175 membres),avec beaucoup de convers. On comprend ainsi les nombreuses fondations. Lesconditions matérielles étaient souvent dures, la pauvreté réelle. Le simplegagne-pain posait problème. Les trappistines ont courageusement suivi lesfrères; elles ont fondé dans des conditions souvent très difficiles.

Leretour aux sources

Commelanguit une biche après l’eau vive,

ainsilanguit mon âme vers toi, mon Dieu.

Psaume41, 1

Lestrangefut donc à l’origine de la remarquable reprise de l’Ordre cistercien. Beaucoupdes abbayes qui renaissent au cours du XIXe siècle abandonneront sesrèglements pour reprendre ceux de Rancé. Ce fut l’origine d’une diversitéd’usages qui détermina une répartition des trappistes en trois congrégations :celles de Sept-fons et de Westmalle qui suivent Rancé ; celle de la Trappequi garde, atténués, les règlements de Lestrange. Les trois congrégations seréunirent à la fin du siècle, en 1892. C’est sous l’impulsion de Léon XIII queles trois congrégations s’unissent alors pour former l’Ordre des Cisterciens deNotre-Dame de la Trappe. Cette réunion marque une nette prise de distance parrapport à Rancé, et en même temps, un retour à l’ancien Cîteaux, dans legouvernement et les structures, comme dans la vie spirituelle des moines. Ilfaut remettre l’austérité à sa vraie place de moyen au service de la charité.Le nouveau Directoire Spirituel de1910 témoigne de cette évolution, ainsi que d’autres ouvrages de cisterciensparus vers la même époque. Ce mouvement préparait la redécouverte des écrivainscisterciens du XIIe siècle, en qui les époques plus récentesn’avaient vu que de pieux auteurs. On s’aperçut au contraire, surtout à partirde 1920, qu’en renouvelant l’observance monastique, les premiers cisterciensl’avaient aussi fondée sur une doctrine spirituelle originale et profonde, quigarde aujourd’hui toute sa valeur.

Puis,à partir de 1955, on fut davantage soucieux d’un meilleur équilibre de vie. Onélagua les coutumes dont les détails étaient jugés trop lourds, on allégea laliturgie d’un certain nombre de prières vocales, on regroupa dans les horairesles temps libres, le tout au profit de la Lectiodivina (lecture spirituelle méditée) sur laquelle on remit l’accent. Demême la formation des novices et des moines fut l’objet d’une attentionrenouvelée. Ce renouveau intérieur s’accompagna d’une importante expansion del’Ordre, surtout hors d’Europe. Elle fut particulièrement rapide auxU.S.A. : de trois maisons en 1940 à seize en 1975. Des monastèrescisterciens se fondèrent en Asie, en Afrique, en Amérique latine et en Océanie.Le Japon à lui seul en compte maintenant six. Une énumération de ces monastèrespeut se lire dans l’article du Père Edmond Mikkers déjà cité.Elle est impressionnante ; mais, comme il le dit avec délicatesse, cetteexpansion mondiale dans des situations pluriformes pourrait aussi poser desproblèmes.

LASPIRITUALITÉAU FILDE LEURHISTOIRE

Une chosequ’au Seigneur je demande,

la choseque je cherche,

c’estd’habiter la maison du Seigneur

tous lesjours de ma vie.

Psaume 26,4

Parelle-même l’histoire que nous venons de retracer à grands traits révèle unespiritualité, en tant que force animatrice de telles initiatives, de telsrebondissements au cours des siècles. Et les oeuvres écrites ne peuvent quemanifester les sentiments profonds des moines qui les composèrent, bien priseux-mêmes dans les remous de leur temps. Entrer dans le détail seraitfastidieux et en dehors du propos de ce livre. On me permettra donc de résumerla perspective historique du Père Edmond Mikkers,puis de dire un mot des vues psychologiques de Thomas Merton à ce sujet, pourclore ce chapitre par quelques remarques personnelles. Sans nier l’intérêt dessiècles d’intervalle, nous limitons notre rappel aux périodes les plusimportantes du point de vue de notre Ordre.

Lapériode des origines

De1098 à 1250, c’est l’âge d’or de la spiritualité cistercienne. Des textesprimitifs ressortent trois éléments principaux : le culte de la Règle desaint Benoît, la recherche de la solitude, l’imitation du Christ pauvre. Lesgrands auteurs du XIIesiècle sont saint Bernard, Guillaume de Saint-Thierry, Aelred deRievaulx, Guerric d’Igny ; puis viennent leurs disciples dans les diverspays d’Europe. L’enseignement assezunifié de cette école cistercienne se groupe autour de quatrethèmes :

L’aspect humain. Le premier élément est un enseignement sur l’homme, sur l’âme humaineet ses capacités. C’est l’homme réel et concret avec ses facultés et ses dispositionssi diverses, avec ses fautes et ses défauts. C’est l’homme qui, créé et voulupar Dieu en tant qu’image et ressemblance avec lui, est appelé à vivre uni àlui, mais c’est aussi l’homme brisé par le péché, rendu faible et soumis à lapeine, errant dans la nuit de l’inconscience et de la faiblesse, avec sacuriosité, sa convoitise, son attrait et son inclinaison vers le terrestre.Cependant cet homme possède, au sein même du désordre de son être, lescapacités fondamentales innées de connaissance et d’amour, tout comme aussil’orientation fondamentale vers le bien. Cette conception de l’homme image etressemblance de Dieu se retrouve partout chez les cisterciens. Par sa naturel’homme est et reste toujours image ; dès son origine il reçoit par grâceun commencement de ressemblance qui est appelée à s’épanouir selon la véritableImage et parfaite ressemblance de Dieu, le Verbe éternel, le Fils incarné.

L’ascèse. L’élément ascétique, deuxième volet de la spiritualité cistercienne,ne doit pas être compris de façon étroite ou unilatérale. La véritablelibération de l’homme de son mal et la restauration de la ressemblanceoriginelle avec Dieu est le résultat d’une pratique spirituelle impliquant toutl’être, d’une ascèse et d’une conversion continuelles. L’acquisition des vertusest, dans le langage des premiers cisterciens, une vita activa qui, en tant que telle, comprend aussi le service duprochain.

Un double aspectdoit être examiné. D’abord l’aspect négatif avec le renoncement, la prise dedistance, l’éloignement, le dégagement face à l’apparence visible et au mondeintérieur invisible. L’homme fait l’expérience de ce « monde » commecause du désordre dans ses envies et son désir. C’est pourquoi il doit lelaisser derrière lui (fuga mundi)pour rencontrer le Christ et par le Christ, Dieu ; celui-ci ne peut êtretrouvé qu’au-delà de toutes les sensations et impressions superficielles del’âme. L’homme doit apprendre à habiter en lui-même (habitare secum)et às’observer lui-même comme à distance, parce que ce n’est que de cette manièrequ’il pourra se découvrir lui-même comme fondement et capacité de connaissanceet d’amour de Dieu.

L’aspect positifest l’acquisition des vertus propres à la vie spirituelle transformée :les vertus chrétiennes (foi, espérance et charité) et les vertus plusspécifiquement monastiques : obéissance, humilité, silence, charitéfraternelle dans le cadre de la communauté monastique. Ici trouve place toutel’étendue de l’observance de la Règle, les coutumes, les diverses activités,travail, jeûne, veille, solitude, pauvreté. Le but du processus ascétique estla règle de la charité, le règne de l’amour (ordocaritatis). Là se trouve le reposcomplet et profond des facultés humaines, la stabilité de l’âme et de l’esprit,paix dans la présence de Dieu.

Le sens du sacré. Le retour de l’homme à Dieu s’accomplit toujours dans le cadre del’histoire du salut : l’homme marqué par le péché et ses suites estexistentiellement délivré par le Christ et entre en lui en communion avec Dieu.Chez les cisterciens, le mystère de l’Incarnation occupe la place centrale. Cecentrage sur Jésus homme-Dieu n’avait jamais encore été aussi accentué dansl’histoire de la spiritualité chrétienne. Ils insistent sur l’imitation duChrist, non seulement dans le sens où le Christ est devenu un modèle pourl’homme, mais dans le sens où, par sa nature divine Image du Père, il est enmesure de restaurer dans l’homme l’image et la ressemblance originelles avecDieu.

L’expérience de Dieu est le résultat final de tout le processus spirituel : c’est ledéploiement plénier de l’amour, la ressemblance au Christ, la restauration del’image de Dieu ou tout simplement la vie avec Dieu comme union à lui. Maiscelle-ci s’accomplit toujours dans une situation humaine de la vie sur terre,donc toujours dans l’obscurité de la foi. Très étroitement liée aussi à lacharité, suivant les exigences de la communauté fraternelle.

Laspiritualité de la Trappe

QuoiqueRancé se soit, dès avant 1665, allié à la stricte observance, il ne tarda pas àmettre en pratique des observances encore plus sévères et à suivre ses propresconceptions de la réforme. Lui aussi voulut retourner à la pratique de la Règlebénédictine selon les anciens usages de Cîteaux, mais sous l’influence desPères du désert qui avaient marqué sa conversion, il établit en fait un genrede vie plus autère et radical, fait d’abnégation, de pénitence, de silence etde prière. Il attira de nombreuses vocations et ne tarda pas à être imitépar plusieurs monastères.

Laréforme de Rancé différa des autres en ce qu’elle fut inspirée et soutenue parune spiritualité. Celle-ci, en rupture radicale avec les opinions courantes dutemps, s’orienta tout aussi radicalement vers les origines du monachisme, celuides Pères du désert. En ceci, avec les pratiques qui en découlent, elle dépassal’ancien Cîteaux. Mais Rancé, en un sens, retrouva et rendit à ses disciples età ses contemporains le vrai sens de la vie monastique, la recherche de Dieuseul, l’imitation du Christ et l’abandontotal de ce que le monde peut offrir. Cette radicalité a certainementété une des caractéristiques de sa réforme et la source de son succès et de safécondité jusqu’au 20e siècle. Dans l’histoire de la spiritualitécistercienne Rancé est le lien qui rattache les cisterciens trappistes des 19eet 20e siècles aux sources et aux commencements de l’Ordre.

Vers unnouvel équilibre

Lestrappistes ayant été rassemblés en 1892 dans un Ordre unique, on s’attacha àmettre en place une organisation inspirée par la Charte de Charité et àretrouver la vie cistercienne telle que les pères de Cîteaux l’avaientétablie : liturgie, observances, etc. Quelques ouvrages spirituelsviennent à l’appui de ce retour aux sources, dont le principal est La Règle de saint Benoît méditée(Nevers, 1909) de Dom Symphorien Bernigaud.

Versce même temps, trois spirituels exercent une influence profonde etdurable : Dom J.-B. Chautard, L’âmede tout apostolat ; Dom Vital Lehodey, Les voies de l’oraison mentale (1908), Directoire spirituel (1910), Lesaint abandon (1919) ; Dom Anselme Le Bail, auquel le Dictionnaire de spiritualité doitl’article sur saint Bernard.

L’influencede ces trois abbés à l’intérieur de l’Ordre coïncide avec le mouvement quiredécouvre alors les richesses de la prière et de la mystique. L’Ordre n’enresta pas à l’écart. Il y trouva appui pour retrouver sa propre tradition deprière et de vie retirée du monde.

Dépasserles images fausses

Seigneur,qui entrera sous ta tente,

habiterasur ta sainte montagne?

Psaume41,1

Nousnous inspirons ici d’un des grands spirituels de notre siècle, le trappisteaméricain Thomas Merton (1915 – 1968), de l’abbaye de Gethsemani, Kentucki. Cechoix n’est pas fortuit. Il nous semble à propos dans ce livre, car il fut undes pionniers du dialogue interreligieux monastique. Ses rapports avec Susuki,le propagateur du Zen en Occident, sont bien connus. Il eut le bonheur de serendre au Congrès de Bangkok organisé par A.I.M.et c’est un mois avant sa mort qu’il eut à Dharamsala, Himāchal Pradesh,d’excellents entretiens avec le Dalaï-Lama.Ils firent sur ce dernier une impression profonde. Il en reparle avec émotiondans un livre récent.Et lorsqu’il se rendit dans l’État de Kentucki en avril 1994, il tint à serendre à la Trappe de Gethsemani, le Dalaï-Lama voulant aller prier su la tombede son « good spiritual friend ».

Qu’onnous permette donc de citer deux pages où Thomas Merton balaie, à sa manière,des idées fausses qui ont cours au sujet de notre vie. Elles sont reproduitesen français dans une brochure sur la Viecistercienne publiée par l’abbaye de Timadeuc.

« Lesmonastères contemplatifs ont coutume de faire paraître des brochures destinéesà informer visiteurs et postulants du genre de vie que mènent les moines. Leprésent texte est plus qu’un simple guide du postulant, plus aussi qu’unejustification apologétique de la vie monastique. Il est vrai qu’on doit desexplications. Le monachisme est si radicalement différent du monde ! Ilsemble tellement un vestige du passé, si étranger à la société technologique.La vie du moine semble, à bien des points de vue, n’avoir pas de sens. Et cesobjections dictent elles-mêmes des réponses. On avancera, tout naturellement,que le moine n’est pas si différent que ça ; on ajoutera qu’il a un rôlebien défini à remplir dans le monde moderne, qu’il fait partie du monde etqu’il n’est pas du tout inutile.

Soyonsfrancs : ces arguments induisent souvent en erreur et sont peusatisfaisants. Dire que les moines sont justifiés parcequ’ils pratiquent l’agriculture scientifiqueet parce que le monastère est une sorte de centrale de prière, c’est souventcompromettre le sens véritable de la vie monastique. En réalité, ce qui faitl’importance du monastère, c’est précisément qu’il est radicalement différentdu monde. Cet apparent manque de sens aux yeux du monde constitue précisémentsa vraie raison d’être. Dans un monde de bruit, de confusion et de conflits, ilest nécessaire qu’il y ait des lieux de silence, de discipline intérieure et depaix : non une paix de simple détente, mais une paix de clarté intérieureet d’amour, basée sur le renoncement ascétique. Dans un monde de tension et dedépression, il est nécessaire qu’il y ait des hommes qui cherchent à fairel’unité de leur vie intérieure, non pas en évitant l’angoisse et en fuyant lesproblèmes, mais en les affrontant dans leur réalité nue et leur banalité. Quepersonne ne justifie le monastère en tant que lieu d’où l’angoisse esttotalement absente et où les hommes n’ont pas de problèmes. C’est là unmythe... Ce n’est pas par des aventures spirituelles extraordinaires ou par desexploits dramatiques et héroïques que le moine se mesure avec la vie. Lemonastère apprend aux hommes à connaître leur propre mesure et à accepter leurbanalité ; en un mot, il leur apprend cette vérité sur eux-mêmes qu’onappelle l’humilité. »

Unecentrale de prière ?

« Il est vraique les moines prient pour le monde. Mais cette expression évoque une sorted’affairement intérieur et de remue-ménage spirituel tout à fait étrangers àl’esprit monastique. Le moine n’offre pas à Dieu des prières en grandequantité, pour regarder ensuite vers le monde et compter les convertis quidoivent en résulter. La vie monastique n’est pas du domaine de la quantité. Cequi compte, ce n’est pas le nombre de prières et de bonnes œuvres, ni lamultitude et la variété des pratiques ascétiques, ni l’ascension de différentsdegrés de sainteté et degrés de prière. Ce qui compte, c’est de ne rien compteret de n’être compté pour rien.

L’amour, dit saintBernard, ne cherche pas de justification en dehors de lui-même. L’amour sesuffit à lui-même. L’amour est son propre mérite et sa propre récompense.L’amour ne cherche rien en dehors de lui-même et aucun résultat que lui-même.Le fruit de l’amour, c’est l’amour. Et, ajoute-t-il, la raison de ce caractèretout suffisant de l’amour est qu’il vient de Dieu comme de sa source et qu’ilretourne à Dieu comme à sa fin, parce que Dieu lui-même est Amour.

L’existenceapparemment stérile du moine est donc centrée sur le sens ultime et la plushaute valeur : l’amour de la vérité pour elle-même, et donne tout afind’entendre la Parole de Dieu et de l’accomplir. Le moine a de la valeur pour lemonde précisément dans la mesure où il n’en fait pas partie ; et il estfutile dès lors de s’efforcer de le rendre acceptable en lui attribuant uneplace d’honneur en ce monde. »

Quoiquenos monastères soient attentifs à secourir les pauvres des environs, la Trappene peut être considérée avant tout comme une œuvre de bienfaisance ni un centrede développement régional.

Plusprès de toi, mon Dieu...

LePère Raymond Flanaganeut un jour cette formule lapidaire qui provoque la réflexion : « Lavie trappiste, ce n’est pas quelque chose, mais Quelqu’un. » Ce seraitdonc une erreur d’oublier l’essentiel pour des moyens. Ainsi de voir en cesmoines des ascètes aux mortifications excessives. Au cours du siècle quis’achève des adoucissements furent apportés à leurs usages, tout en gardant unevie assez pénitente. Les moines de mon âge ont connu le temps où l’on se levaittôt. L’office de vigiles débutait à 2 heures du matin ; cela en semaine.Car les dimanches et jours de grandes fêtes, l’office étant plus long, on lecommençait à une heure du matin. Ces observances furent peu à peu assouplies.Dans un bon nombre de Trappes actuelles, on se lève pour être au chœur à 3.30h., ce qui n’est quand même pas de la fainéantise.

Ongagnerait aussi en objectivité à voir en eux autre chose que des exploitants devastes fermes ou des brasseurs de bonne bière, quoiqu’il soit juste et bon degagner sa vie par son travail.

Uneautre représentation gagnerait aussiàdisparaître : celle du moine sans doute fidèle à des observances strictes,mais peu ouvert aux choses de l’esprit, un anti-intellectuel retardé. Pour neparler que de l’abbaye où Dieu me donne le bonheur de vivre, Scourmont a comptéplusieurs moines porteurs de grades universitaires (Rome, Louvain, Paris). LePère Joseph Canivez (+1952) publia les StatutaCapitulorum Generalium Ordinis Cisterciensisen 8 volumes (1933 – 1941). C’est notre abbaye qui fonda etlongtemps dirigea la revue monastique CollectaneaCisterciensia. On connaît les travaux du Père Anselme Dimier (+1975) surl’architecture cistercienne et les études du Père Charles Dumont sur Aelred deRievaulx et saint Bernard.

Sansvouloir revendiquer aucun monopole, disons un mot de la dévotion à Marie. Quelest l’Ordre religieux, monastique ou voué à l’apostolat, quine revendique une dévotion spéciale enversla Mère de Dieu ?Il seraitcependant injuste d’oublierla placequ’elle tient dans notre vie cistercienne, depuis l’ardente dévotion de saintBernard, le chantre de Notre Dame, jusqu’au SalveRegina plein de fervente douceur qui clôt la journée, parfois rude etéprouvante, de notre communauté de trappistes.

Onest mauvais juge en sa propre cause. Mais je ne crois pas me tromper en disantque, même de nos jours, la Trappe ne manque pas d’exercer un certain attrait,et du meilleur aloi. Je songe à ces religieux actifs, ces prêtres diocésains,ces laïcs engagés, voire des incroyants qui, par hasard, viennentchercher quelques jours de retraite dans unhavre de paix, à l’ombre d’une de nos abbayes. Beaucoup vous diront avoir goûtéici un mélange de travail et de prière, d’austérité et de joie, de silence etde chant sacré qui leur a fait percevoir, dans la nudité de notre église,quelque chose de la présence divine qu’ils n’avaient pas trouvé ailleurs. Etils retournent dans l’affairement du monde avec ce souvenir tonique etpacifiant d’un séjour à la Trappe.

NOTES