1er dimanche de Carême C (2016)

« Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert ». Il faut bien reconnaître que, spontanément, si nous nous imaginons remplis d’Esprit Saint, nous pensons davantage à une situation confortable, sécurisée, plutôt qu’à une mise à l’épreuve dans un désert austère et hostile ; et cette réaction spontanée est, en quelque sorte déjà, une tentation. Tentation d’un monde où tout nous serait facile, ou tout au moins plus facile ; d’un monde où nous posséderions une certaine maîtrise des choses et des évènements, et où Dieu serait finalement au service de nos rêves les plus éphémères. Bref, un monde comme l’avait fait miroiter le serpent à Adam et Eve en leur disant : « vous serez comme des dieux. » Alors, là où Adam a chuté, le nouvel Adam, le Christ, vient pour réussir, pour vaincre, et pour nous montrer quel chemin suivre, celui-là même qu’il emprunte et auquel il nous invite : le chemin de la foi.

 

A la première tentation, celle qui consiste à changer une pierre en pain, Jésus répond en citant le Deutéronome : « L’homme ne vit pas seulement de pain. » Il ne nie pas nos besoins physiologiques, mais les remets à leur juste place en rappelant que nous devons aussi satisfaire à d’autres nécessités pour être vraiment nous-mêmes. Et bien sûr, comme croyant, et a fortiori comme « Fils de Dieu », il nous invite à vivre une véritable relation à Dieu. Si Jésus avait cédé à la tentation, il se serait affirmé comme autosuffisant, auto-existant, n’ayant donc rien à attendre, rien à accueillir, ni de Dieu ni des autres. Mais voilà, Jésus ne cède pas parce qu’il a une confiance infinie dans le Père, duquel il attend tout, et parce qu’il sait que sa vie est don : don qui lui est fait de la part du Père, et don qu’il fait à son tour, au Père et à nous.

Dans la deuxième tentation, le diable propose à Jésus « le pouvoir et la gloire » des royaumes de la terre. Là encore, c’est une tentation que nous connaissons bien et à laquelle il est difficile pour beaucoup de résister. Nous savons que le pouvoir, la renommée, le succès, sont fréquemment désirés puisque nous accordons souvent une grande importance au regard des autres, à ce regard qui serait finalement le lieu de notre réalisation, où nous ne serions nous-mêmes que parce que nous serions admirés, enviés ou craints. Inutile de dire que si nous parvenions à cette illusion, elle s’effondrerait « en un instant », celui de notre simple regard lucide sur nous-mêmes. Le Christ, lui, refuse d’adorer l’idole du pouvoir devant laquelle se montre le diable. Il choisit là encore, quoiqu’il lui en advienne, quel que soit le regard que les hommes poseront sur lui, de s’attacher à Dieu, de mettre en lui sa confiance, son espérance, sa gloire. Il choisit de vivre sous ce seul regard qui dit la vérité de tous les autres. Ainsi, le pouvoir qu’il est venu exercer est celui du service de Dieu et des hommes, là où le diable invitait successivement à se servir soi-même, en se procurant du pain, puis à le servir, en se prosternant. Bref, Jésus sait qu’il est appelé à être un Messie humble et, parce qu’il aime le Père et qu’il a confiance en lui, il accepte cette manière d’être et d’agir, parfois déroutantes. Il consent pleinement à remettre son salut et celui de l’humanité dans les mains du Père.

La troisième tentation place Jésus certes au sommet du Temple, mais surtout face à notre propension à vouloir échapper aux limites de notre condition. Or Jésus ne se jette pas, sachant très bien qu’il n’y aura pas d’anges qui le « porteront sur leurs mains ». Car si Dieu est venu épouser notre condition, c’est bien pour qu’à notre tour nous consentions à être vraiment Homme. Et peut-être que la voie de notre salut, en tous les cas de la paix dans nos vies, consiste en ceci : non pas chercher ce que nous aurions à demander à Dieu pour améliorer notre vie, mais nous mettre à l’écoute de ce que Lui nous propose pour trouver cette paix tant désirée.

Frères et sœurs, vous le voyez, ce récit n’est pas une simple joute, un combat entre Dieu et le diable, où finalement Jésus n’y serait présent que dans sa nature divine ; ce qui expliquerait d’ailleurs assez aisément sa victoire sur le tentateur. Ce n’est pas un récit où sa nature humaine ne serait donc qu’une façade, un jouet dans les mains, non du diable, mais de l’Esprit Saint. Alors certes, c’est bien ici le Fils de Dieu qui agit, mais c’est aussi, en même temps, indissociablement, un homme qui consent et assume de se recevoir totalement de Dieu. Un homme qui, finalement, derrière cette lutte avec le diable, vit un véritable face à face avec Dieu, puisqu’il rejette tout ce qui pourrait le séparer de Lui.

Ainsi, forts de sa victoire, mais aussi de son exemple, affrontons à notre tour, dans la confiance et l’espérance, nos déserts, nos solitudes, puisqu’au-delà de nos tentations, c’est le Seigneur qui nous attend.