25 décembre 2020 – Messe de Minuit

Is 9, 1-6;  Tt 2, 11-14; Lc 2, 1-14

H o m é l i e

Chers frères et sœurs,

          Le problème des « sans papiers » n’est pas nouveau.  Il existait déjà au temps de la naissance de Jésus.  Les Juifs, sous l’occupation romaine, étaient des réfugiés dans leur propre pays – comme il y en a des millions de nos jours. C’est ainsi que, pour répondre au caprice de l’occupant, Marie et Joseph, comme tant d’autres, durent se mettre en route pour aller se faire mettre en règle.

 

          C’est précisément avec une brève mention de cet évènement que l’Évangéliste Luc, ouvre le grandiose chapitre 2 de son Évangile, dans lequel il annonce tous les grands thèmes de cet Évangile. Il ne s’agit pas, dans ce texte, d’un simple récit de la naissance de Jésus. De fait, Luc ne fait parler aucun des personnages de son récit sauf les anges ! Il s’agit d’une prise de position doctrinale. Et Luc, qui est un excellent écrivain, choisit avec grande attention chacun des mots qu’il utilise lui-même dans ce récit.

          En premier lieu, Luc fait arriver Marie et Joseph jusqu’à Bethlehem, la cité de David. La naissance de Jésus n’a pas lieu durant le voyage, mais une fois qu’ils sont arrivés à Bethlehem – « pendant qu’ils étaient là », dit le texte.  Puis la traduction que nous avons lue dit : « le temps où elle devait enfanter fut accompli ». Il serait sans doute plus juste de traduire littéralement l’original grec et dire : « Les temps furent accomplis et arriva pour elle le temps d’enfanter ». Ce sont les temps, dans l’absolu, qui sont accomplis (et non seulement les neuf mois de la gestation de Marie). Nous sommes arrivés à la fin des temps. Et puis il y a un autre problème de traduction.  Le texte grec ne dit pas qu’elle mit au monde « son fils premier-né », mais bien qu’elle mit au monde « le premier-né », le premier-né par excellence, c’est-à-dire le premier-né du Père éternel.

          Et que fait Marie ? Tout de suite elle nous donne son fils, et elle nous le donne en nourriture. En effet, dans les paroles qui suivent, Luc annonce déjà symboliquement le mystère de l’Eucharistie et de la Passion.  Marie dépose son fils dans une mangeoire. Notons bien que Marie et Joseph sont déjà dans la cité de Bethlehem et que le texte de l’Évangile ne parle ni d’étable, ni de grotte, et encore moins de bœuf ou d’âne. Dans le langage symbolique de Luc, en déposant son enfant dans une mangeoire, Marie nous l’offre en nourriture, non sans l’avoir entouré de bandelettes, comme on fait pour la sépulture -- ce qui annonce déjà la passion. Car il n’y avait pas encore de place dans la « chambre haute », c’est-à-dire que son « heure » n’était pas encore arrivée. En effet le mot grec utilisé ici (traduit par « chambre commune ») ne signifie pas une auberge. Le mot n’est utilisé que deux fois dans le Nouveau Testament : ici, et dans le récit de la dernière Cène, où il désigne la chambre haute où se fait le dernier repas.

          Sans aller plus loin dans l’exégèse de ce passage de l’Évangile de Luc, nous voyons déjà qu’il ne s’agit pas simplement d’un récit un peu romantique de la naissance d’un bébé dans une grotte, en pleine nuit.  On y trouve plutôt ici une réflexion théologique très profonde sur le sens de cette naissance. On comprend alors pourquoi Luc fait intervenir les anges (qui, encore une fois, sont les seuls qui parlent dans tout ce récit) pour dire aux pasteurs qui gardent leurs troupeaux : « Je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple... Aujourd’hui... vous est né un Sauveur ». Et quel est le signe qu’est arrivé le salut ? « Vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire ». Et le récit se termine avec le chant d’un chœur céleste : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes, qu’il aime ».

          Saint Luc écrit en grec. Pour parler de « paix », il utilise ici le mot eirenè, qui signifie absence de violence, de guerre. Mais les anges ont certainement chanté dans la langue des bergers ( ! ) et ils ont certainement utilisé le mot shalom, qui est beaucoup plus lourd de sens.  Shalom signifie le bien-être des humains entre eux, un bien-être fondé sur la justice et la vérité et qui s’exprime dans la fraternité et engendre la joie. Cela n’a rien à voir avec la pax romana, cette tranquillité résignée qui produit les empires.

          Cette paix qu’annonce les anges, c’est celle dont parlait déjà le prophète Isaïe dans un langage poétique évocateur que nous avons entendu comme première lecture : « un enfant nous est né, un fils nous a été donné » ; alors « le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière et sur les habitants du pays de l’ombre une lumière a resplendi ».

          Et saint Paul, en penseur profond qu’il est, parle – dans la deuxième lecture -- de la « manifestation de la grâce de Dieu » -- grâce dans le sens de beauté, de tendresse, de miséricorde, et qui nous appelle à vivre dans le temps présent de manière « raisonnable », c’est-à-dire avec justice et pitié.

          Ces trois lectures nous tracent tout un programme de vie.  Noël ne doit pas être un moment de nostalgie qui nous fait oublier la réalité. La réalité est que, de nos jours comme au temps de Jésus, mais sans doute dans des proportions numériques nettement plus grandes, nombreux sont les sans-papiers, nombreux sont les réfugiés dans leur propre pays. Le nombre des enfants réfugiés se compte par dizaines de millions. Nombreux sont les enfants tués par des hordes barbares, au nom d’idéologies diaboliques. Nombreux sont les enfants soldats à qui on apprend à tuer à un âge où il faut apprendre à vivre. Nombreuses sont les victimes des crises économiques et des programmes d’austérité censés y porter remède.  Et, cette année 2020, nombreuses sont les victimes de la pandémie du COVID-19.  Et pourtant... Et pourtant, « Je vous annonce une grande joie pour tout le peuple », disait l’ange aux bergers.  Pour tout le peuple...  Il nous appartient, à nous, à chacun de nous, de voir ce qu’il nous est possible de faire pour que ce projet se réalise, pour que tous nos frères et soeurs en humanité soient rejoints dans leur vie de tous les jours par ce message de paix et de joie.

          Nos chants de Noël, avec toute leur poésie, et parfois leur romantisme, ne seront utiles, notre contemplation de l’Enfant de la crèche ne sera vraie, que si le chant des anges et l’étoile des bergers nous conduisent vers les éléments les plus fragiles et les plus marginalisés de notre humanité, et si nous reconnaissons en eux Celui dont nous célébrons cette nuit la naissance.

Armand Veilleux