Chapitre pour le Dimanche des Rameaux 2009

L’Onction à Béthanie

La session de christologie que nous avons eue récemment avec Mgr Doré nous a rappelé comment les auteurs de nos quatre Évangiles ne sont pas des chroniqueurs essayant de nous décrire exactement ce qui s’est passé dans la vie de Jésus. Ils veulent plutôt, à partir de faits réels de sa vie nous transmettre divers aspects du message spirituel qu’ils y ont perçu.Et, en général, ils emploient largement un langage symbolique.Et le caractère symbolique de ce langage est clair particulièrement là où certains détails semblent ou bien invraisemblables ou bien ne pas correspondre aux données d’un autre Évangéliste.

Luc et Jean, chacun à sa façon, sont des experts de ce langage symbolique.Mais on le retrouve aussi chez Marc, même si celui-ci semble nous donner, en général un récit plus « factuel ».Nous en avons un bel exemple dans le récit de la Passion que nous écouterons à l’Eucharistie de ce matin.Dans cet entretien, je me limiterai à commenter le récit de l’onction à Béthanie, qui ouvre le long récit de la Passion, réservant le reste pour l’homélie de l’Eucharistie.

Tout d’abord, l’ensemble du récit (14,1) commence par une mention de la Pâque : « La fête de la Pâque et des pains sans levain allait avoir lieu dans deux jours. Les chefs des prêtres et les scribes cherchaient le moyen d’arrêter Jésus par ruse, pour le faire mourir. » C’est la première fois que le mot « Pâque » est mentionné dans l’Évangile de Marc, et cette mention domine tout le récit jusqu’à la mort et la sépulture de Jésus.

Ce long récit de la Pâque de Jésus commence, sans plus d’introduction, par la phrase : « Jésus se trouvait à Béthanie, chez Simon le lépreux ».Béthanie n’est pas mentionnée ici comme le lieu où Jésus aimait se reposer près de ses amis Marthe, Marie et Lazare, mais comme une bourgade à l’entrée de Jérusalem. Jésus se trouve déjà dans le territoire de ses ennemis, de ceux qui cherchent à le faire mourir. L’expression « dans la maison de Simon le lépreux » ne peut avoir qu’un sens figuré.Il est impensable d’abord qu’un lépreux ait pu avoir une maison et recevoir des visiteurs, et tout aussi impensable de manger avec un lépreux, qui était exclu de la société en Israël. S’il s’agissait d’un lépreux physique on conçoit mal comment Jésus aurait mangé chez lui sans le guérir.

Le texte continue : « Pendant qu’il était à table... » La traduction littérale du texte grec serait : « Pendant qu’il était étendu à table... » Il ne s’agit donc pas d’un repas ordinaire mais d’un de ces banquets où les convives étaient allongés sur des divans, comme le banquet de Jésus avec ses disciples chez Lévi, le publicain (2,15). Jésus est donc chez les siens, et le lépreux représente l’un de ses disciples. Par ailleurs la maison de Simon nous rappelle celle de Simon et André où Jésus commença son ministère en Galilée (1,29). Ce Simon semble donc être la figure de Simon Pierre, qui représente tous les disciples, qui sont marginalisés, rejetés comme des lépreux, par les Chefs du Peuple à Jérusalem (à l’entrée de laquelle se trouve Béthanie).La condition de marginal de Jésus, qui va mourir, passe donc à ses disciples, et en particulier à Simon Pierre.

Arrive alors une femme.Elle arrive ; elle ne fait donc pas partie de la maison de Simon. On pourrait voir ici plusieurs allusions à l’épouse du Cantique des Cantiques, où l’on voit le roi, ou l’époux étendu sur son divan et l’épouse s’approchant avec son nard, son parfum (Voir Cant. 1,12, etc.).C’est un parfum de grand prix, signe de la qualité de l’amour. Elle brise le vase, répandant donc tout le parfum – signe de l’amour allant jusqu’au don total. Elle en oint la tête de Jésus, où on peut voir une allusion à l’onction de David par Samuel Sm 10,1) et donc une reconnaissance de la royauté de Jésus, qui sera proclamée sur la croix.Les vrais disciples de Jésus, la communauté idéale de Jésus, représentée par cette femme, acceptent le voir leur roi en Jésus crucifié. Un amour qui répond à l’amour de Jésus se donnant totalement sur la croix.

Certain critiquent ce gaspillage du parfum.Ce sont ceux qui voient dans la mort de Jésus un gaspillage, un échec.De plus en proposant de vendre ce parfum pour le donner aux pauvres, ils mettent une distance entre eux et les pauvres.

Jésus leur dit de ne pas la molester.Elle a fait une œuvre excellente.Et il leur indique l’attitude à avoir envers les pauvres.« Vous aurez toujours des pauvres avec vous », leur dit-il. Il ne suffit donc pas de vendre de temps à autre de son superflu pour le donner aux pauvres, mais il faut être « avec » eux, et leur « faire du bien ».Il y a là tout un programme pour la communauté primitive, qu’on retrouvera dans les récits des Actes des Apôtres (ils mettaient leurs biens en commun... ».

Il annonce ensuite sa mort : « Vous ne m’aurez pas toujours avec vous... » L’amour de cette femme, représentant la communauté des disciples, assure à Jésus son incorruptibilité (à travers l’embaumement avec ce parfum.Sa présence se perpétuera donc dans la communauté.

Et ce beau récit se termine par une phrase très solennelle : « Amen, je vous le dis, partout où la Bonne Nouvelle sera proclamée dans le monde enter, ce qu’elle vient de faire sera raconté en mémoire d’elle. »L’expression utilisée est exactement la même que lorsque Jésus, à la dernière Cène, dit à ses disciples de faire cela « En mémoire de moi ».

Le message est donc que le don de soi à travers la communion avec les pauvres est, tout comme la célébration eucharistique, une façon de garder vivante la mémoire de Jésus. À travers l’une et l’autre Jésus demeure présent au milieu de son peuple.

On pourra trouver une grande richesse d’enseignement dans tout le récit de la Passion si, au lieu de le lire comme une chronique des événements, on s’efforce de découvrir le langage symbolique utilisé par Marc.

Armand VEILLEUX