72 : le chemin monastique vers la vie éternelle

Il est communément admis que les chapitres 67 à 72 de la Règle ont été ajoutés ultérieurement par Benoît au corpus principal de sa Règle, qui se terminait alors avec ce qui est maintenant le chapitre 73 ; celui-ci faisait suite au chapitre 66. Cette nouvelle séquence de chapitres traite de manière renouvelée plusieurs thèmes déjà abordés dans les chapitres précédents, mais souligne de façon particulière les relations horizontales au sein de la communauté. Nous pouvons considérer ce chapitre 72 comme le testament spirituel de Benoît. En outre, il ne peut être lu séparément du chapitre 71 sur l’obéissance mutuelle.

 

Dans le Prologue de la Règle, Benoît imagine le Père allant ici et là et demandant : « Qui est l’homme qui veut la vie ? ». Et le chapitre 72 se termine par la prière pour que le Christ nous conduise tous ensemble à la vie éternelle. La totalité du corps de la Règle entre ces deux textes décrit les moyens à utiliser sur ce chemin monastique nous menant à la vie éternelle.

De la même façon, Benoît a dit au début du Prologue qu’il a écrit sa règle pour ceux qui veulent revenir, par le travail de l’obéissance, au Père dont ils se sont éloignés par la lâcheté de la désobéissance et, à la fin de la Règle, nous avons ce chapitre sur l’obéissance mutuelle. Tout l’intervalle constituant la description de ce chemin d’obéissance.

Benoît parle de deux formes de zèle. Le mot zèle vient du grec zelos, qui désigne quelque chose qui brûle. C’est du feu. Benoît parle de deux formes de feu ; une qui peut nous entraîner vers le bas, l’autre qui peut nous élever. Soyons bien attentifs aux mots qu’il utilise. Je crois que pour la plupart d’entre nous, quand nous lisons ce texte, nous pensons le plus souvent à partir du point où nous sommes maintenant, au milieu – sur terre –, et allant, après notre mort, soit en enfer soit au Ciel, selon le type de zèle que nous aurons pratiqué. Ce n’est pas ce que dit Benoît. Il parle d’un chemin qui va soit de Dieu (en haut) à l’enfer, soit de l’enfer à Dieu. Nous sommes toujours sur un chemin, sur l’un de ces deux chemins. Nous ne sommes jamais à un point fixe, à partir duquel nous irions vers le haut ouvers le bas, comme une conséquence de nos actes (notre zèle).

Ce chemin doit être compris à la lumière de celui qu’a parcouru le Fils de Dieu, qui est venu de son Père, a partagé notre humanité, traversant la mort jusqu’à l’abîme des enfers et surgissant de l’Hadès non pas vers notre vie mortelle mais vers le Père. Dans ce chemin, il a assumé toute notre humanité et l’a élevée dans le sein de son Père. Selon le type de zèle que nous choisissons, soit nous ignorons l’Incarnation du Christ et nous continuons notre chemin sans fin vers l’abîme des enfers, soit nous nous identifions au Christ se relevant de la mortvers le Père. Ce n’est pas simplement la question de mériter l’enfer ou de mériter le Ciel selon le zèle que nous manifestons.

La vie cénobitique n’est pas un chemin solitaire : il y va d’un aller tous ensemble. C’est là le sens fondamental de notre vie communautaire. Tout cela est résumé de belle façon dans ces quelques phrases :

Ils se préviendront d’égard les uns les autres ; ils supporteront avec une extrême patience leurs infirmités physiques et morales ; ils rivaliseront d’obéissance les uns aux autres […] Ils se témoigneront un chaste amour fraternel ; ils auront pour Dieu une crainte d’amour ; ils aimeront leur abbé d’un amour humble et sincère (RB 72, 4-10).

Ces maximes pourraient être considérées comme de simples bons conseils pour une vie en société chrétienne et harmonieuse. Mais il faut aussi les lire dans le contexte général de l’orientation clairement cénobitique qu’adopte Benoît. On ne soulignera jamais assez à quel point Benoît appartient à la grande tradition cénobitique qui remonte non seulement à Pacôme, mais aussi à Basile et aux autres formes originelles de monachisme chrétien. Cette tradition avait été quelque peu transformée par Cassien d’abord, et particulièrement par le Maître, dans une lignée de type plus semi-érémitique. Benoît a heureusement réintroduit une saveur réellement cénobitique, s’inspirant non seulement de Pacôme mais aussi d’Augustin et de Basile. Et cette orientation clairement cénobitique de Benoît se manifeste en particulier dans les chapitres ajoutés à la première version de sa Règle, vraisemblablement vers la fin de sa vie.

Une brève description de l’évolution primitive de la tradition cénobitique peut être l’occasion d’expliciter un peu ce que je disais en faisant remonter au baptême de Jésus les origines de la vie monastique. Nos manuels d’histoire du monachisme, parus il y a trente ou quarante ans, nous en donnaient une image très simple. La vie monastique était censée être apparue brusquement, plus ou moins comme un champignon, en Égypte, par un matin humide, le long du Nil, quelques jours après la paix constantinienne. Antoine, le premier, avait vécu en ermite avec quelques disciples, puis Pacôme, qui aurait vu les dangers de la vie érémitique et fondé la vie communautaire. D’Égypte, la vie monastique se serait rapidement répandue à d’autre pays en Orient, puis en Occident, jusqu’au temps de Benoît. Cette vision est trop simpliste pour être vraie.

La réalité est bien plus complexe et beaucoup plus belle. En réalité la vie monastique s’est développée aussi bien en Orient qu’en Occident, plus ou moins au même moment, et à partir de la vitalité de chaque Église locale, même s’il est vrai qu’elle s’est développée d’une manière particulière en Égypte et que le monachisme égyptien a eu de ce fait une influence importante sur le reste du monachisme chrétien.

La conception commune selon laquelle la vie monastique aurait commencé au début du quatrième ou à la fin du troisième siècle, est en quelque sorte une convention commode pour les historiens. Depuis le milieu du e siècle, de nombreuses études de qualité ont décrit ce que l’on a appelé alors le pré-monachisme en Cappadoce avant Basile, et dans toutes les églises judéo-chrétiennes de l’époque. Puis de nombreux historiens ont étudié les différentes formes d’ascétisme qui existaient dans l’Église durant les trois premiers siècles, en remontant jusqu’au temps de Jésus. Et il devint clair que nous avions un même mouvement spirituel se développant peu à peu au sein de l’Église au cours de ces siècles, sans qu’il soit possible de trouver des lignes de démarcations claires entre ce que l’on avait appelé ascétisme primitif ou pré-monachisme, et le monachisme.

Pour résumer cette longue histoire, nous pouvons dire que le tableau qui émerge de toutes ces études est celui-ci : il existait dans le judaïsme tardif et à travers l’Asie au temps de Jésus un puissant et vaste courant ascétique, dont Qumran et Jean le Baptiste ne sont que des manifestations particulières. Quand Jésus a choisi de se faire baptiser par Jean, il a assumé ce mouvement et lui a donné une nouvelle orientation. Quand certains chrétiens de la première génération ont voulu adopter pour manière de vivre permanente certaines des exigences radicales de Jésus dans l’Évangile, ils disposaient dans la culture religieuse de l’époque d’un mode de vie capable de l’exprimer. Puis cette grande tradition ascétique déjà pluriséculaire s’est développée au sein de l’Église des premiers siècles tout en continuant simultanément à se développer hors de l’Église, avec des influences réciproques. Grâce au sensus fidei commun, un processus de purification et de clarification s’est opéré, et à la fin du troisième siècle, un mode de vie chrétienne clairement spécifié était reconnu au sein de l’Église, auquel on a donné le nom de « monachisme ». Mais ce mode de vie existait déjà, et remontait au Christ. Et si nous voulons trouver un moment spécifique pour son apparition, j’aime pour ma part situer celui-ci au moment du baptême de Jésus. (Mais fermons cette parenthèse qui exigerait en fait un développement beaucoup plus ample.)

présent j’aimerais ajouter un autre élément concernant la spécificité de la vie cénobitique. La forme la plus ancienne de vie monastique chrétienne connue, en Syrie, était celle des ascètes errants, d’après l’exemple du Christ qui n’avait pas de lieu où poser la tête. Plus tard, en Égypte, au temps d’Antoine, un grand nombre de ont quitté les villes pour partir vivre au désert. La vie au désert est difficile et dangereuse. Dans le désert, on peut se trouver et tout aussi bien se perdre. C’est pourquoi, lorsque quelqu’un voulait entreprendre un chemin solitaire au-delà de l’environnement porteur de la culture religieuse locale, il éprouvait en général le besoin d’être guidé. Il cherchait quelqu’un qui avait vécu cette expérience avant lui. Il recherchait un abba, quelqu’un ayant été transformé par cette expérience au point d’être rempli de l’Esprit, et porteur de l’Esprit (pneumatophoros). Il venait se placer sous la direction de ce maître.

On a alors la relation maître-disciple, une relation entre deux individus, très semblable à celle du guru indien avec ses disciples. C’est une relation fondamentalement temporaire, pour le temps de la formation spirituelle. Même quand un maître a de nombreux disciples, et même s’il existe une forme de relation entre les disciples, la relation de base est celle, individuelle, entre le maître et chacun de ses disciples. Et ce que fait le maître, c’est partager son expérience avec ses disciples, comme un moyen pour les guider dans leur propre expérience personnelle.

Dans la vie cénobitique, vous avez une situation toute différente. Les grands fondateurs du cénobitisme, comme Pacôme ou Basile, pour ne nommer que ces deux-là, ont compris que de nombreux disciples recherchaient le même but et parcouraient le même cheminement spirituel. Leur charisme a été d’instaurer un mode de vie, exprimé dans une règle commune inspirée par l’Évangile. L’expérience du fondateur et de tous ses disciples était incarnée dans une Règle adoptée par toute la communauté des frères (ou sœurs). Le rôle dévolu au maître spirituel dans le désert était alors transféré à la communauté. Le rôle de l’abba des cénobites était alors un service au sein de la communauté. Dans ce contexte, on est formé à la vie de moine chrétien par l’Évangile vécu au sein de la communauté, en conformité à une règle commune, et sous la direction d’un abbé.

Telle est la vision que vous trouvez dans la Règle de Benoît. Dans le premier chapitre, sur les genres de moines, Benoît distingue entre les ermites, qu’il apprécie, bien qu’il n’écrive pas sa Règle à leur intention, les gyrovagues et les sarabaïtes, au sujet desquels il n’a rien de à dire, et les cénobites, pour lesquels il écrit sa Règle. Il mentionne ensuite, en une phrase brève, les trois éléments fondamentaux de la vie cénobitique. Un cénobite est quelqu’un qui vit « en communauté, sous une règle, et un abbé » – et l’ordre dans lequel il mentionne ces trois éléments est très important. L’élément de base est la communauté, puis il y a la Règle, parce que la communauté est formée de frères / soeurs rassemblés autour d’une vision commune, une règle de vie commune ; puis vient l’abbé / abbesse, qui est un membre de la communauté et qui a la responsabilité de s’assurer que chacun sera effectivement formé par la vie commune. Le rôle de l’abbé n’est plus de partager sa propre expérience, comme un guru, mais de mener chacun dans l’expérience commune de l’Évangile conformément à une règle librement choisie par tous.

Ces trois mêmes éléments sont énoncés à plusieurs reprises dans la Règle. Par exemple, au moment de la profession, après les douze mois de formation et de discernement, le candidat promettra sa stabilité (dans la communauté), sa conversatio (c'est-à-dire une vie conformée à la Règle), et son obéissance à son abbé. Dans cette tradition, l’obéissance n’est pas envisagée comme un outil de formation ou une pratique ascétique. C’est la recherche constante de la volonté de Dieu, utilisant des moyens spécifiques. L’obéissance est toujours envers Dieu, même si certaines formes de médiation sont données pour la découvrir. Le Christ est le Père de la communauté. Sa paternité / maternité est incarnée la vie communautaire, et exercée par l’abbé ou l’abbesse. Ensuite, l’abbé partage l’exercice de la paternité du Christ avec de nombreuses personnes, comme les officiers ou le prieur, l’infirmier, l’hôtelier, et tous ceux qui accomplissent quelque forme de service dans la communauté. Enfin, il le partage avec tous les membres de la communauté à travers le chapitre conventuel. Et tous les membres exercent la même maternité ou paternité spirituelle envers l’ensemble de la communauté à travers l’exercice de l’obéissance mutuelle, telle qu’elle est mentionnée au chapitre 71, inséparable du chapitre 72.

Maintenant, après ce long détour, revenons à notre chapitre 72 et au bon zèle ! Avec cette orientation spirituelle à l’esprit, certaines des recommandations de Benoît revêtent une dimension nouvelle :

Ils se témoigneront un chaste amour fraternel ; Ils auront pour Dieu une crainte d’amour ; Ils aimeront leur abbé d’un amour humble et sincère (RB 72, 8-10).

De même, les recommandations :

[rivaliser] d’obéissance les uns aux autres ; nul ne cherchera ce qu’il estime être utile à lui-même, mais ce qui l’est à autrui (v. 6-7)

Toutes ces recommandations et particulièrement celle de « [supporter] avec une extrême patience leurs infirmités physiques et morales » (v. 5), ne prennent leur sens plénier que s’ils sont sur l’arrière fond de Mt 25. Le but n’est pas tant d’essayer de s’identifier au Christ, de l’imiter, c'est-à-dire d’agir comme nous pensons qu’il agirait s’il était dans notre situation. Non, le but est de reconnaître ceux à qui le Christ a choisi de s’identifier. De voir le Christ dans notre abbé, mais aussi dans chacun de nos frères et sœurs, et plus particulièrement dans ceux qui sont le plus dans le besoin – ceux qui souffrent, qui sont pauvres et limités, physiquement, psychologiquement, même spirituellement. (Nous devons aussi le voir dans les pèlerins et les visiteurs qui arrivent au monastère, cf. RB 53, 7 et 15.)

Avec ceci à l’esprit, revenons à la citation d’ouverture sur les deux formes de zèle qui mènent soit vers le bas soit vers le haut. La montée du Christ vers son Père est un chemin qui ne peut être compris séparément de son chemin descendant jusqu’à nous, jusqu’à la mort et à l’abîme des enfers. Il y a une voie qui fait descendre dans cet abîme de l’enfer, en refusant l’amour et la communion, et ainsi en refusant le salut. Mais il est une autre manière de descendre dans ce même abîme, avec le Christ, avec le même amour et la même compassion que lui, et ensuite, de là, monter vers le Père.

Alors, nous pouvons lire dans cette lumière tout ce que l’on trouve dans la Règle au sujet de l’attitude envers la faiblesse humaine, en nous comme dans les autres. Nous pourrions mentionner ici tout ce que dit la Règle sur la manière de traiter les malades – et cela inclut toutes les formes de maladies – , l’attention respectueuse envers ceux qui luttent avec Dieu, comme Jacob, et la façon de traiter avec compassion les pécheurs (tout en étant clair et ferme sur le péché y compris le nôtre).

Il y a aussi les faiblesses de la communauté elle-même. Dans ce contexte nous pouvons parler des formes de précarité que nous éprouvons aujourd’hui dans chacune de nos communautés. Je dois dire que j’ai un sentiment mitigé pour ce qui est de l’usage de ce mot, parce que j’ai l’impression que souvent – au moins dans mon Ordre – il est utilisé pour créer une distinction entre deux groupes de communautés : celles qui sont précaires, et celles qui sont supposées ne pas l’être… Nous sommes tous précaires.

La précarité est une dimension de la vie humaine. Elle est une dimension nécessaire de notre beauté de créatures. Il n’y a rien de plus précaire qu’une belle fleur. Tout le genre humain est précaire. Et la chose merveilleuse est que Dieu, après avoir créé un univers précaire, a assumé lui-même cette précarité par l’Incarnation. Comme homme, il a vécu une existence précaire et est mort à l’âge précoce d’environ trente-trois ans.

L’Église est précaire, et c’est là son état normal. Récemment je relisais un écrit patristique des premiers siècles, la Lettre à Diognète, qui pourrait avoir été écrite par saint Justin martyr. Elle a été éditée dans la collection Sources Chrétiennes il y a quelques décennies, avec le commentaire du grand patrologue et historien, Henri Irénée Marrou. C’est un beau document : celui d’un intellectuel chrétien cultivé écrivant à un intellectuel païen. Il décrit la situation très humble, précaire, des chrétiens. Ils sont comme n’importe quels autres citoyens. Ils se marient et ont des enfants. Ils travaillent pour gagner leur vie, ils prennent part à la vie sociale, etc. La différence est leur foi en Christ et l’amour dont ils témoignent les uns pour les autres. Marrou fait le commentaire suivant : c’était la situation normale de l’Église, le témoignage rendu au Christ par un très petit groupe de croyants. Ensuite, il y a eu une longue période de l’histoire durant laquelle l’Église a été influente et puissante. Ce fut, dit Marrou, une longue parenthèse. Maintenant la parenthèse est close, nous sommes revenues à la situation normale.

L’avenir de toutes nos communautés est incertain, comme est incertain l’avenir de toute institution humaine. Visiblement, il est plus incertain pour certaines que pour d’autres. Quelques-unes de nos communautés vivent une situation plus critique que d’autres. Il n’est pas impossible que certaines devront fermer, ou abandonner certaines formes de leur apostolat.

Ce serait une erreur, cependant, d’essayer de traiter de cette question comme s’il s’agissait d’un problème propre à certaines communautés, ou bien comme un problème spécifiquement monastique, ou même religieux, auquel nous aurions à apporter nos propres solutions. C’est un problème de l’Église dans son ensemble, et un problème de la société dans laquelle nous vivons. Ce problème est certainement plus aigu en Europe qu’en Amérique du Nord, mais je suis sûr que bon nombre de vos communautés y sont confrontées également. Ce que nous pouvons faire, c’est apporter notre petite contribution originale à la solution d’un problème global, en dialogue et en communion avec les autres secteurs de l’Église et de la société qui sont aussi affectés.

L’Église fondée par le Christ a été précaire pendant plusieurs siècles. Aujourd’hui, dans de nombreuses parties du monde, elle est à nouveau précaire, ce qui est, d’après l’Évangile, sa situation normale : un peu de levain dans la pâte de l’humanité. Entre ces deux situations, il y a eu une longue parenthèse durant laquelle l’Église a été glorieuse et puissante. La situation présente correspond mieux à la nature propre de l’Église envoyée comme signe de salut au milieu des nations, et non comme une entreprise de conquête.

Ce qui a caractérisé la chrétienté au Moyen ge, c’était que les valeurs chrétiennes étaient un point de référence pour tous. Les gens n’étaient pas de meilleurs croyants et n’avaient pas une vie morale meilleure qu’aujourd’hui. Il y avait de la violence et il y avait constamment des guerres (encore que moins dévastatrices que celles d’aujourd’hui). Mais les valeurs chrétiennes étaient reconnues par tous, même par ceux qui n’y conformaient pas leur vie. Ces valeurs étaient souvent imposées par les armes. Pendant cette période, de nombreux aspects extérieurs de la vie religieuse (par exemple la clôture matérielle et l’habit religieux) avaient une valeur symbolique pour tous. L’Église exerçait un grand pouvoir dans le domaine de l’éducation, et dans de nombreux aspect de la vie sociale, politique, et économique.

Que nous le regrettions ou non, cette situation n’existe plus, au moins dans la plupart des pays du monde occidental. Les efforts pour la rétablir sont pathétiques, et inutiles sur le long terme. Considérer cette situation comme une simple « déchristianisation » me paraît relever d’une analyse trop simpliste. L’Église – c'est-à-dire nous tous – doit apprendre à vivre sans pouvoir.

Ce n’est ni le temps ni le lieu d’analyser ce qu’ont traversé nos communautés, nos ongrégations et nos Ordres, depuis le Concile. Il serait erroné d’attribuer au Concile et aux réformes qu’il a provoquées la grande diminution du nombre des vocations dans de nombreuses parties de l’Église et la fermeture de tant de communautés et de tant d’institutions attachées à l’Église. Ce que demandait le Concile était un renouveau spirituel, et je pense que, dans l’ensemble, nous avons engagétous nos efforts dans ce renouveau spirituel. Mais un tel renouveau spirituel nécessitait des transformations structurelles qui, pour la plupart, sont arrivées trop tard. La krisis (dans le sens étymologique et positif du mot) que cette transformation a provoquée a eu pour conséquence une grande purification.

Nous avons traversé la même expérience que Job dans la Bible. Nous avons compris que même sans beaucoup de ces choses qui nous donnaient notre identité sociale, et dont nous étions fiers, nous existons. La plupart de nos communautés ne sont plus fortes, puissantes et influentes comme dans les siècles passés ; mais dans leur précarité et leur faiblesse, elles continuent à être des témoins de la sequela Christi. C’est notre vocation. Ne rien préférer à l’amour du Christ, suivre le Christ dans une société qui est elle-même en profonde transformation et cherche toujours son identité. Nos communautés peuvent donner ce témoignage évangélique, qu’elles soient petites ou grandes. Notre identité ne réside pas dans les services que nous avons remplis ou continuons de remplir dans l’Église, mais dans ce que nous sommes, spirituellement.

L’une des pauvretés que nous éprouvons est que nous n’avons pas même une théologie renouvelée de la vie religieuse. Dans toute la réflexion théologique contemporaine, il n’y a pas eu de renouvellement profond de la théologie de la vie religieuse – bien qu’il y ait eu plusieurs bonnes tentatives. Mais y a-t-il eu, réellement, un vrai renouvellement de la théologie du mariage, du sacerdoce, du ministère de l’évêque ? Y a-t-il eu, depuis le concile, un vrai renouveau de la théologie ?

Même avec notre faiblesse et peut-être à cause de notre faiblesse, nous avons aussi une mission à jouer dans notre monde souffrant. L’évolution géopolitique actuelle du monde a créé une rencontre des cultures et des religions sur une échelle massive dans toutes les régions du monde, mais spécialement dans notre monde occidental. même temps il y a des forces (nous sommes tentés de parler de forces diaboliques) qui essaient de développer des tensions et même des guerres entre les cultures et les religions. Les moines et les moniales ont certainement un rôle bien spécial à jouer sur ce terrain. Non seulement parce que nous sommes présents dans toutes les parties du monde, et donc que nous avons, en tant qu’Ordres et Congrégations, une expérience mondiale, mais aussi – et encore plus – parce que ce qui est le cœur de notre vie, c'est-à-dire l’expérience spirituelle, est aussi ce qui est au cœur de la plupart des grandes religions du monde. Alors qu’il est difficile et quelquefois impossible de dialoguer au niveau philosophique et des concepts théologiques, il est beaucoup plus facile de se rencontrer au niveau de l’expérience spirituelle.

Nous pouvons approcher cette question du bon zèle à partir de nombreux aspects qui pourraient sembler sans liens. En fait, tous nous mènent à la même réalité de la communion –koinônia. Jésus disait qu’il apportait le feu (zelos) sur la terre, et qu’il voulait que ce feu se répande partout. Si ce feu brûle réellement dans le cœur de chacun d’entre nous, il grandira en une continuelle communion : la communion avec Dieu, incarnée dans la communion avec nos sœurs et frères au sein de chacune de nos communautés. Et cette communion au sein de chacune de nos communautés n’est véritable que si c’est un feu dévorant qui s’étend partout et se déploie en une communion avec l’Église locale, l’Église universelle, avec les autres religions et avec le monde entier, et plus spécialement avec tous ceux avec qui Jésus a choisi de s’identifier, les petits.

Abbaye N.D. de ScourmontArmand VEILLEUX, ocso

B – 6464 FORGES