C 07 LUC 06, 27-38 (9)

Chimay : 20.02.2022

Frères et sœurs, l’évangile de ce dimanche est un panier débordant de paroles de sagesse ; ces paroles toutefois nous montrent un chemin de conversion. Nous vivons dans un monde où beaucoup ne pensent qu’à blâmer et à se faire justice. Mais aujourd’hui, nous recevons de la part de la Parole de Dieu des appels à refuser la vengeance et à faire plutôt miséricorde. C’est ce témoignage que nous trouvons dans le premier livre de Samuel (26,2-23). C’était au cours d’une guerre entre Saül et son concurrent David. Saül était devenu très jaloux et cherchait à éliminer David. David aurait pu se venger mais il s’y est refusé. Il n’a pas voulu porter la main sur « celui qui a reçu l’onction du Seigneur » (2 Sm 26,9), mais tout homme n’est-il pas marqué du sang du Christ ?

On ne peut qu’admirer cette noblesse de David. Alors qu’il ne connaissait pas la loi d’amour du Christ, il a eu le respect de son ennemi sans défense. Ce récit nous interpelle. Il nous montre qu’en refusant la vengeance, on brise le cycle de la violence. Et quand on parle de vengeance, il est important d’en voir les divers aspects : le mépris, l’ironie, la calomnie, l’indifférence. Tout commence par le regard que nous portons sur ceux et celles qui nous entourent. Si nous voulons un monde plus juste et plus fraternel, c’est par nous qu’il faut commencer.

L’Évangile que nous venons d’écouter nous montre le chemin. Il nous parle de miséricorde. L’amour gratuit de Dieu nous montre que le nôtre est souvent intéressé. C’est facile de juger et de critiquer. Mais si nous regardons notre vie, nous voyons bien que nous aussi, nous sommes de « pauvres pécheurs ». Nous sommes bien mal placés pour regarder ce que font les autres. Nous ne devons jamais oublier que la mesure que nous utilisons pour eux servira aussi pour nous (Lc 6,38).

Pour comprendre ces recommandations de l’Évangile, c’est vers la croix du Christ qu’il nous faut regarder. Et il faut toujours se rappeler que l’Évangile, c’est d’abord le livre de la miséricorde de Dieu. C’est en le lisant et en le relisant régulièrement, que nous découvrons cette révélation : tout ce que Jésus a dit et accompli est une expression de cette miséricorde du Père. Il a accueilli les exclus, il a pardonné ; il est venu chercher et sauver ceux qui étaient perdus. Il est venu nous combler de la surabondance de son amour, et tout cela sans mérite de notre part « car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants » (Lc 6,35).

Mais tout n’a pas été écrit dans ce livre. L’Évangile de la miséricorde reste un livre ouvert ; il doit être rempli de tous les signes d’amour du Christ. Ces gestes concrets d’amour que nous sommes appelés à donner les uns aux autres sont le meilleur témoignage de la miséricorde. C’est ainsi que nous deviendrons des témoins vivants de l’Évangile, des porteurs de la Bonne Nouvelle. C’est à notre amour que nous serons reconnus comme disciples du Christ. Comment parler de la miséricorde de Dieu si nous-mêmes nous ne pardonnons pas ?

Pour rendre la vie en société possible, la plupart des religions et des grandes sagesses humaines encouragent l’amour du prochain. Que ce soit dans les trésors des réflexions des upanishad, les conseils de bienveillance du bouddhisme ou le respect prôné par les stoïciens et par les maximes de Lao Tseu, en passant par la loi d’or juive – « ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux » – à chaque fois les recommandations, pour une vie réussie, ex­hortent à aimer et à pardonner.

Ainsi, les sociétés s’organisent et les hommes se donnent un pacte solide pour vivre en paix. Le christianisme n’a donc pas le monopole de l’amour à vouer aux amis et aux ennemis. Mais le christianisme ne se résume pas à un art de vivre. Il n’est pas un catalogue de leçons, de préceptes et de lois à appliquer. Ce qui distingue le christia­nisme, ce qui le rend unique et original c’est le lien que Jésus établit entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain. C’est dans l’amour des autres que Dieu devient réel pour l’homme, qu’il devient visible et prend chair. Il n’est plus théorique. Il se révèle et s’éprouve. Dieu le Père se manifeste à chaque fois que la fraternité entre ses enfants est sauvée par l’amour et portée par la miséricorde, libérée des jugements et des condamnations, illuminée par le pardon et la compassion. Le Christ n’a-t-il pas prié pour « que tous soient un » (Jn 17,21). Sa prière se continue toujours.

« Son amour est de toujours à toujours » (Ps 135). C’est vrai, la miséricorde de Dieu est éternelle. Elle ne finit pas ; elle ne s’épuise pas ; elle ne se fatigue jamais ; elle nous apporte force et espérance dans les moments d’épreuves. Nous sommes certains que Dieu ne nous abandonne jamais. Nous devons le remercier pour ce si grand amour qu’il nous est impossible de comprendre : Dieu a oublié nos péchés, il les a pardonnés ; et aujourd’hui, il nous invite à en tirer les conséquences.

Pour cela, deux attitudes sont nécessaires : reconnaître nos propres torts et oublier les offenses des autres. Tout au long de sa vie et surtout au moment de sa Passion, Jésus n’a eu d’autre attitude que celle de l’amour et de la miséricorde. Avant de mourir, il a eu cette prière : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34). Nous ne devons pas recevoir cet Évangile comme une simple leçon de morale. Ce que Jésus nous dit, il l’a vécu. Il attend de nous que nous ayons le même regard que lui, les mêmes sentiments et les mêmes gestes que lui à l’égard des bons et des méchants. Le soir du Jeudi Saint il dira : « Je vous ai donné un exemple pour que vous agissiez comme je l’ai fait pour vous » (Jn 13,15).

Outre la règle d’or biblique de la réciprocité, c’est-à-dire, ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas que l’on me fasse, c’est d’aimer ses ennemis dont il est ici question. Jésus ne propose pas de faire le gros dos, ni de cultiver une impassibilité à l’encontre de nos ennemis mais de vouloir activement leur bien, de prier pour eux, et ainsi de répondre au mal par le bien. Il s’agit non seulement de ne pas attaquer son ennemi, tel David qui laisse la vie sauve à Saül, mais de renoncer à se défendre : qui d’entre nous peut entendre cela sans résister ? Pensez donc, pardonner à ceux qui nous veulent du mal ou disent du mal de nous, prier pour eux… tout cela n’est pas raisonnable. Seul le Christ peut nous le demander, lui qui aime sans condition.

L’amour des ennemis est le signe redoutable des disciples de Jésus : cette attitude qui tient la violence à distance et témoigne de la miséricorde et de la justice de Dieu. Autant dire qu’il s’agit non pas de faiblesse ou de résignation face aux méfaits que nous subissons, mais bien d’un choix et d’un acte libre. De plus, les ennemis ne sont pas seulement les autres, c’est pourquoi il nous est bon d’entendre qu’en bénéficiant du pardon d’autrui, nous recevons le signe d’un Dieu qui pardonne. Dans les temps que nous vivons, il est crucial d’inverser les cycles de la violence, qu’elle ait pour forme le racisme ou de mépris des personnes. Les moyens que nous utiliserons pour cela ne peuvent être de même nature que le mal que nous dénonçons. Jésus ne demande pas d’accepter les méfaits mais d’aimer le malfaiteur. On se rappelle ainsi la visite du pape Jean-Paul ii à la prison où se trouvait l’homme qui avait attenté à sa vie. Comme aussi de temps à autre, dans une actualité parfois terrible, émerge la parole d’une mère qui pardonne à l’assassin de son enfant. Le cœur miséricordieux de Dieu est ouvert à la misère des hommes. Imitons-le, sinon l’ingrat que nous sommes sera mesuré à notre mesure.