TOUSSAINT

 « Heureux ». Voici un mot presque magique, un mot qui fait rêver, qui dit ce à quoi nous aspirons et ce à quoi, finalement, nous sommes destinés : être heureux. Mais voilà, ce n’est pas si simple, et chacun ici pourrait en témoigner.

« Heureux », un mot qui pourrait aussi nous enfermer dans une dualité malsaine, comme si nous ne pouvions qu’être heureux ou malheureux. Et c’est là que vient souvent la question, celle que l’on pose aux jeunes mariés, ou encore au moine : « Alors ? Vous êtes heureux ? » Question à laquelle il faudrait répondre spontanément « OUI » avec un sourire jusqu’aux oreilles, comme si, contrairement à bien d’autres, nous aurions trouvé la recette du bonheur, ou tout simplement comme si nous saurions dire avec précision ce qui signifie « être heureux ».

 

Il est évident que l’évangile des Béatitudes que nous venons d’entendre ne répond pas exactement à l’idée que nous nous faisons du bonheur.

 

En ce jour de la Toussaint, il est un autre mot important : la sainteté. Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous reconnaîtrons que, dans notre quotidien, nous recherchons davantage à être heureux qu’à être saint. Mais là encore, qu’est-ce que la sainteté ?

Eh bien, pour nous aider à répondre à ces questions, je me permets de citer deux vers bien connus de Louis Aragon. « Il n’y a pas d’amour heureux » scande l’auteur à chaque fin des cinq strophes de ce poème, dont ces mots désabusés sont le titre. Mais soudain, pour conclure, il ouvre un chemin possible, un chemin d’espoir, de salut, en ajoutant comme une sentence : « Il n’y a pas d’amour heureux, Mais c’est notre amour à tous les deux ».

Dans ces vers de 1943, au cœur de l’épreuve, Aragon décrit un amour contrarié par les évènements de l’histoire, un amour qui aurait pu sombrer de la violence et la folie environnantes. Mais le poète met en avant ce qui en fait l’essentiel, la force, l’éternel : c’est-à-dire la relation unique qui lie ces deux êtres. Relation, présence, qui l’ouvrait à autre chose, à quelqu’un d’autre, et qui offrait à chacun d’eux sa place d’où il était alors possible de traverser la tourmente.

 

Les Béatitudes décrivent elles aussi des situations difficiles - pauvreté, pleurs, faim, soif ; injustice, persécutions, insultes, mensonges – et pourtant Jésus nous invite à nous réjouir parce qu’au-delà de tout cela, l’essentiel est préservé, l’essentiel est possible, et comme nous venons de le dire, cet essentiel c’est la relation. Être heureux, marcher sur le chemin du bonheur, ce n’est donc pas vivre une vie facile, confortable, protégée, mais peut-être tout simplement trouver sa place, place qui n’est pas d’abord un lieu géographique, mais une place à côté d’un autre, au cœur des autres ; une place qui dit et vit la relation.

 

Et la sainteté, elle aussi, se joue dans cette relation. Être saint, marcher vers la sainteté, c’est, au quotidien jusque dans les petits riens, vivre dans cette présence, dans cette ouverture, en Celui qui nous a tous appelés et aussi en ceux qui nous entourent. Croire, savoir, dans nos bonheurs ou nos épreuves, qu’il est là, qu’ils sont là, que nous ne serons donc jamais seuls.

 

Mais peut-être me demanderez-vous : où pouvons-nous le rencontrer ce Dieu, cet autre, soi-disant à nos côtés ? Eh bien, Jésus nous le dit dans l’évangile de ce matin : nous le rencontrons dans la douceur, dans la miséricorde, la pureté et la pauvreté de cœur, dans la paix, bref dans tout ce qui rend possible et fait grandir la relation. Mais nous le rencontrons aussi dans les pleurs, dans notre faim et soif de justice, dans les persécutions, les insultes et mensonges, c’est-à-dire dans tout ce qui révèle en nous une aspiration à une relation plus vraie, plus forte, et donc aussi, parallèlement, dans tout ce qui révèle en nous une difficulté, une incapacité à vivre cette relation. Ce sont aussi paradoxalement ces blessures qui révèlent notre richesse et la richesse de Celui qui nous appelle à être ses témoins, son visage, sa présence.

« Heureux ceux qui pleurent ». Une larme, même versée dans la plus grande des solitudes, est toujours adressée à quelqu’un. « Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés », parce que dès maintenant, nous le croyons, ils sont entendus. Oui, verser une larme, c’est croire, malgré tout, qu’il y a quelqu’un qui écoute, qu’il y a quelqu’un qui est là, et c’est oser lui présenter, lui offrir, ce que nous sommes : ce qu’il y a en nous de larmes, de faim et de soif, de persécutions. Mais aussi oser lui donner, oser mettre en œuvre, et ainsi faire grandir et répandre dans le monde, ce qu’il y a en nous de douceur, de miséricorde, de paix, de cœur.

Oui, frères et sœurs, libérer ce qu’il y a en nous de bonté, ce qu’il y a en nous de divin, c’est vivre la relation à Dieu et aux autres, comme seul chemin possible de bonheur et de sainteté, et c’est s’offrir de vivre enfin heureux notre amour à tous les deux.