11 juillet 2022 -- Solennité de saint Benoît
Prov. 2,1-9; Éph. 4,1-6; Matt. 19, 27-29
H O M É L I E
Ces paroles de Jésus sont la conclusion du récit évangélique concernant un jeune homme riche qui était venu lui demander ce qu’il devait faire pour hériter de la vie éternelle. On sait comment Jésus l’avait invité à vendre tous ses biens pour le suivre, puis comment, ne pouvant se résigner à le faire, le jeune homme s’en était allé tout triste. Jésus en profita pour faire quelques réflexions dérangeantes sur l’usage de la richesse. C’est alors que Pierre posa à Jésus la question : « Nous, nous avons tout quitté pour te suivre ; qu’en sera-t-il de nous ? » Dans sa réponse, Jésus promet qu’ils auront en partage la vie éternelle.
L’expression vie éternelle ouvre le récit et le clôt. Au début, le jeune homme demande à Jésus : « Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle » et, à la fin, dans sa réponse à Pierre, Jésus dit : « vous... aurez en partage la vie éternelle ».
Saint Benoît, que nous célébrons aujourd’hui, imagine, dans le Prologue de sa Règle, un scénario où Dieu, cherchant son ouvrier dans la foule du peuple, dit : « Quel est l’homme qui aime la vie et désire des jours heureux ? ». Et à la fin du chapitre 72 sur le bon zèle, qui est le testament spirituel de Benoît, il invite les moines à ne rien préférer au Christ, puisse-t-il nous conduire tous ensemble à la vie éternelle. Toute la Règle est donc conçue par Benoît comme un guide pour celui qui désire la vie.
Aujourd’hui, comme au temps de Benoît, comme tout au long des quatorze siècles qui nous séparent de lui, la se ule raison de venir et de rester au monastère est de vivre en plénitude. Cette vie pleine nous la trouvons dans un attachement profond à la personne du Christ ; et elle suppose un détachement à l’égard de tout ce qui n’est pas Lui. Détachement jamais parfaitement réalisé, évidemment et toujours à refaire. C’est dans la mesure où nous vivons en profondeur cet attachement au Christ et ce détachement de tout ce qui n’est pas le Christ, que nous sommes capables de vivre en communion profonde non seulement avec les frères qui nous entourent et avec qui nous cheminons dans une communauté d’amour et de partage, mais aussi avec tous ceux et celles pour qui Jésus de Nazareth a vécu et est mort.
Benoît vécut au 6ème siècle, à l'époque où l'Empire romain d'Occident s'écroulait sous les invasions barbares. Sa rencontre avec Totila, racontée par saint Grégoire, est un puissant symbole de la rencontre de l'Esprit ancien du Christianisme, représenté par Benoît, avec la vitalité bouillonnante des peuples nouveaux, représentée par Attila.
C’étaient les débuts de l’Europe. Dans le long processus de regroupement de ces peuples nouveaux, d'abord dans l'Empire de Charlemagne, puis tout au long de l'histoire mouvementée de la Chrétienté médiévale, les monastères qui vivaient selon la Règle de saint Benoît, jouèrent un rôle capital. Mais, à l'âge des grandes révolutions, l'idée de "nation", avec tout ce qu'elle comporte de fierté -- sinon d'orgueil -- et de désir d'hégémonie, fit éclater cette Europe médiévale et l'on vit se développer une Europe conquérante et colonisatrice. Elle fut alors rappelée à l'humilité par la tragédie des deux guerres mondiales.
Les conséquences tragiques des tensions entre les nouveaux états-nations conduisirent quelques grands politiciens, un Adenauer, un De Gasperi, un Schuman, souvent inspirés par le penseur Jean Monnet, à développer l'idée d'une Europe nouvelle qui soit une communauté.
Paul VI, qui avait caressé un certain temps un rêve de vie monastique (comme il nous le rappela lors d’une audience au cours de l’un de nos Chapitres Généraux), et qui avait été diplomate avant d'être Pape, était très sensible à cette aspiration à une communauté européenne, et c'est évidemment une autre raison pour laquelle il nomma saint Benoît patron de l'Europe. La Règle qu'écrivit Benoît pour les communautés monastiques, vaut en effet tout autant, dans son inspiration fondamentale, pour toute forme de communauté, y compris une communauté de nations et de peuples.
Ce qui frappe lorsqu’on jette un regard d’ensemble sur la grande tradition bénédictine, c’est qu’il s’agit d’un esprit qui est, finalement assez indépendant des structures dans lesquelles il s’incarne à chaque période et en chaque contexte culturel déterminé. Benoît a réuni une petite communauté à Subiaco, puis a fondé un petit monastère à Monte Cassino, et une douzaine d’autres petits monastères dans les alentours. Dans les quelques siècles qui suivirent tous ces monastères -- y compris Monte Cassino -- furent détruits et toutes ces communautés furent dispersées. Mais l’esprit demeura vivant et diverses petites communautés naquirent de nouveau et se maintinrent en Italie jusqu’à la refondation de Monte Cassino et l’époque du Pape saint Grégoire qui donna à l’esprit bénédictin un grand élan missionnaire. Il y eut de grands mouvements rénovateurs comme celui de Cluny au XIème siècle et celui de Cîteaux au XIIème siècle. L’Europe fut couverte de grandes abbayes comptant souvent des centaines de moines et qui, pour la plupart, disparurent après quelques siècles d’existence. Et pourtant l’esprit qui s’était manifesté dans la Règle de Benoît continua toujours de se maintenir et de se transmettre, de générations en générations, de siècles en siècles, à travers de petites communautés, la plupart du temps fragiles et précaires, sans grand renom et sans aucune fanfare autour d’elles.
De nos jours, l’Europe est de nouveau menacée d’éclatement à cause d’une subordination de toutes les valeurs à l’argent. Dans son encyclique Laudato sì, le pape François a déploré comment on assiste, de nos jours, à une « financiarisation » de la vie humaine, c’est-à-dire à une subordination aussi bien de la vie politique que de la vie sociale aux impératifs de la finance.
À la fin de la Vie de saint Benoît, telle qu’elle nous est racontée par saint Grégoire, Benoît a une vision. Que voit-il ? Il voit le monde entier rassemblé dans un seul rayon de lumière. Plus il s’est approché de Dieu par sa contemplation, plus il est devenu capable de tout voir avec les yeux de Dieu ; et donc de percevoir en tout, non ce qu’il y a de ténébreux et de sombre mais tout ce qui s’y trouve de lumineux. On pourrait établir un parallèle avec un passage du Testament du bienheureux Christian de Chergé, qui aspire à mettre ses yeux dans ceux de Dieu pour voir ses fils de l’Islam tels que Lui les voit.
Puisse ce même esprit donner à notre monde d’aujourd’hui une ouverture toujours plus grande aux valeurs de partage, de communion et de paix qui sont toutes des expressions temporelles de cette vie éternelle apportée par Jésus et promise à ses disciples.
Armand VEILLEUX