8 mars 2020  – 2ème dimanche de Carême “A”

Gen 12, 1-40 ; 2 Tim 1, 8b-10 ; Mat 17, 1-9

 

H O M É L I E

Le père d’Abraham était né à Ur, en Chaldée (Gen 11,31) et s’était établi à Harân, beaucoup plus au nord.  Être né à Ur voulait dire avoir été exposé à la culture la plus développée du monde à cette époque.  Ur était l’endroit où étaient apparus les premiers tribunaux connus de l’histoire, et la première forme de législation sociale.  L’agriculture y avait aussi atteint des sommets inconnus auparavant.  Or, tout ce développement, et les conflits qu’il engendra, provoqua un important mouvement de migration vers le nord au 17ème siècle avant le Christ.  Le père d’Abaham et sa famille furent emportés par ce mouvement migratoire.  Harân, où ils s’établirent – à environ 1.500 kilomètres au nord de Ur -- était à une croisée de chemins pour caravanes.  On s’y trouvait aux confins de la civilisation sumérienne, à laquelle appartenait Ur.  Aller plus loin signifiait changer de culture.

 

          Abraham appartenait donc à une première génération d’immigrants à Harân.  Et nous savons qu’une première génération d’immigrants, dans un nouveau pays, a besoin de stabilité et de sécurité, afin de pouvoir s’y enraciner.  Or, Abraham reçoit de Dieu l’appel à quitter cette stabilité et cette sécurité, et à s’aventurer au-delà des frontières de sa culture – à entreprendre un voyage dans l’inconnu, sans aucune autre assurance que la parole de Dieu.  Il accepta cette parole de Dieu et c’est pourquoi il fut appelé le père de tous les croyants:  “Il partit – dit le livre de la Genèse – sans savoir où il allait.”  Son voyage fut rempli de dangers et de tentations, mais il les vainquit et parvint à la terre promise.

          Presque deux mille ans plus tard, le Fils de Dieu fut aussi envoyé en voyage – un voyage qui, pour utiliser les mots de saint Paul aux Philippiens, consistait à renoncer à tous ses privilèges.  Il s’installa d’abord à Nazareth, comme Abraham l’avait fait à Harân.  Mais un jour, lors de son baptême dans le Jourdain, il entendit l’appel messianique, qui l’envoyait en voyage sur les routes de Judée et de Galilée.  Il rencontra lui aussi la tentation, comme nous l’avons vu dans l’Évangile de dimanche dernier, ainsi que le danger.

          Lorsqu’il se mit à prêcher à Capharnaüm et à Nazareth, les foules étaient dans l’admiration, et le révéraient comme un prophète.  Il s’arracha à cette tentation.  Alors, après les premiers miracles, particulièrement après la multiplication des pains, les foules voulurent le couronner roi.  Autre tentation de laquelle il s’enfuit.  Mais lorsque les pouvoirs en place commencèrent à le percevoir comme une menace, ils lui firent une guerre systématique, et les foules le désertèrent graduellement.  À un certain moment il réalisa que les autorités du peuple réussiraient leurs plans et qu’il allait mourir.  Ce fut un important point tournant dans sa vie active.  À partir de ce moment il consacra la plus grande partie de son temps et de son énergie à former ses disciples plutôt qu’à enseigner aux foules.

          L’événement dont nous lisons le récit dans l’Évangile d’aujourd’hui, se situe à ce moment crucial dans la vie de Jésus.  Il avait à peine annoncé sa mort à ses disciples.  Il amena alors trois d’entre eux sur la montagne pour une nuit de prière.  Là, alors que tout espoir humain était éliminé, et qu’il ne restait plus que l’espérance pure et nue – alors que tout ce qui n’était pas sa mission messianique disparaissait ou s’écroulait, sa véritable identité se révéla.  Il fut transfiguré.  Toute son humanité fut réduite à la volonté du Père sur lui.

          Il y a dans cet épisode de la transfiguration non seulement une révélation sur la personne du Christ, mais aussi une révélation sur la nature de notre vie chrétienne.  Nous avons trop facilement tendance à réduire notre foi à un idéal moral, à réduire le message évangélique à une règle de vie, si noble soit-elle.  Ce à quoi nous sommes appelés c’est à être transfigurés – à devenir identifiés dans tout notre être avec la volonté de Dieu sur nous, à travers notre fidélité à poursuivre notre chemin dans le désert.

          Le carême ne doit pas être une simple parenthèse pénitentielle dans nos vies.  C’est un temps où il nous est rappelé que nous sommes un peuple en cheminement dans le désert.  Nous avons été appelés et envoyés.  Accepter l’insécurité radicale de ce cheminement est le prix à payer si nous voulons atteindre la terre promise de notre transfiguration au Christ.  Avec actions de grâces continuons notre célébration eucharistique, au cours de laquelle le Christ se donnera à nous comme la nouvelle manne, la nourriture dont nous avons besoin pour poursuivre notre route.

Armand VEILLEUX