C CARÊME 01 LUC 04,01-13 (14) 

Scourmont : 06.03.2022

Frères et sœurs, il semble bien qu’une dernière étape doive s’accomplir avant que Jésus ne commence sa mission : une épreuve tout à fait singulière, aux allures de passage initiatique, que racontent Marc (1,12-13), Matthieu (4,1-11) et Luc (4,1-13) : après son baptême, Jésus se retire au désert, comme un moine en mal de retraite, où il est tenté par le diable.

Le désert symbolise l’épreuve : épreuve physique, car il est difficile d’y survivre ; mais aussi épreuve spirituelle, car le découragement guette l’ascète. Mais paradoxalement le désert est le lieu de rencontre privilégié avec soi-même et avec Dieu. La Bible est parsemée de récits qui présentent des hommes ayant à vivre un temps de probation au désert, comme Moïse lorsqu’il fuit l’Égypte (Ex 13,17-22), ou Élie pourchassé par Jézabel (1 R 19,1-8). Mais le cas le plus emblématique est celui des Hébreux qui, après le passage de la mer Rouge, demeurent quarante ans au désert avant de s’installer en Canaan.

Les civilisations qui connaissent géographiquement le désert en font un lieu différent, un lieu chargé d’un sens sacré. Il est d’ailleurs intéressant de se rappeler que le mouvement monastique a pris naissance au désert, lorsque les anachorètes, ces moines si désireux de solitude, ont décidé de s’y retirer pour vivre seuls avec Dieu. Saint Antoine le Grand (251-356) fut le premier ; Saint Charles de Foucauld (1858-1916) l’un des plus récents...

L’épreuve de Jésus en fait partie. Quant au temps du séjour, il est dit qu’il dure quarante jours, chiffre lui aussi symbolique, comme les quarante jours durant lesquels les eaux du déluge recouvrent la terre (Gn 7,12). Ce chiffre désigne le temps nécessaire à la maturation d’une expérience et à l’enrichissement intérieur, ce que de nos jours on appelle l’intériorisation ou l’intégration.

Enfin, on peut se demander qui est celui qui vient dans la solitude de sa retraite tenter Jésus. Matthieu parle d’un examinateur, Marc le nomme Satan et Luc l’appelle le diable. Diable vient du grec diabolos et signifie celui qui divise, qui accuse, qui calomnie. Satan dérive de l’hébreu et désigne un adversaire. Ces multiples dénominations attestent du mystère toujours renouvelé de celui qui ne cesse de troubler le cœur de l’homme... Satan soumet Jésus à une épreuve singulière que nous racontent les évangélistes, chacun à leur manière. Marc ne spécifie pas les épreuves que le diable propose à Jésus, mais Luc et Matthieu en mentionnent trois, en des ordres différents, dont voici la trame.

D’après Matthieu, la première tentation concerne la faim. Satan provoque Jésus en lui disant : « Si tu es le Fils de Dieu, dis à ces pierres de devenir du pain » (Mt 4,3). Jésus répond en citant un verset du Deutéronome : « L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Dt 8,3). Avec cette citation, Jésus relie son épreuve à celle des Hébreux qui, au désert, connurent la faim mais furent nourris de la manne, symbole même du don gratuit de Dieu, qui est devenu pour nous l’eucharistie.

Lors de la seconde épreuve, Satan transporte Jésus sur le sommet du temple de Jérusalem, et il lui demande de se jeter en bas, s’il est le Fils de Dieu. Car, dit-il en citant lui aussi la Bible : « Il [Dieu] donnera pour toi des ordres à ses anges et ils t’élèveront sur leurs mains de peur que tu heurtes ton pied à une pierre » (Mt 4,6). Mais Jésus lui rétorque : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu » (Mt 4,7). Il est vrai que cette manifestation de puissance permettrait à Jésus de s’imposer par la force. Or c’est précisément cela que Jésus rejette durant son ministère, refusant parfois de faire des miracles pour authentifier son identité. On peut aussi remarquer que le diable connaît bien la Bible, mieux que certains chrétiens, mais son extrême intelligence est froide et calculatrice, elle ne sert qu’à tromper et asservir. Elle veut séparer Jésus de son Père. C’est là exactement l’objectif du péché : nous séparer de Dieu.

Enfin la dernière tentation est sans doute la plus subtile, puisque la plupart des juifs attendent un Messie guerrier. Aussi le diable propose à Jésus la royauté sur le monde entier, à condition qu’il se prosterne devant lui. Épreuve emblématique, puisqu’au contraire Jésus devra suivre un chemin difficile et mourir d’une manière infamante. Mais Jésus répond : « Va-t-en Satan, car il est écrit : “Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu et le serviras lui seul” » (Mt 4,10). Et Satan, ayant bien compris le message, le quitte « jusqu’au moment fixé » (Lc 4,13), dit Luc, c’est-à-dire le dernier, celui de l’agonie et de la mort.

Le pape François rappelle avec humour qu’il ne faut jamais dialoguer avec le diable ! Et en effet, Ève, notre ancêtre symbolique, a certainement dû se repentir d’avoir accepté de répondre au serpent, le tentateur qui ne cesse de pervertir le don de Dieu. Pourtant Jésus semble enfreindre cette loi d’élémentaire prudence puisqu’un véritable dialogue théologique s’engage entre le Christ et le Satan. Mais justement, Jésus, parce qu’il est le Fils de Dieu, ne se laisse pas entraîner sur le terrain du diable : s’il répond trois fois c’est en citant trois fois la Parole de Dieu. Il faut le regarder vivre jusqu’au moment de sa passion et de sa mort pour comprendre quelle fut sa totale confiance en son Père. Plusieurs fois l’évangile nous dit que le Christ se retire la nuit pour prier son Père, communier à son Père.

Jésus, parce qu’il est le Fils de Dieu, domine le diable. Mais parce qu’il est homme, il est tenté, comme chacun de nous au fil de sa vie. Avant le commencement de son ministère, Jésus se retire seul dans un endroit désert, pour rentrer en lui-même, dans ce silence intérieur où il communie au Père. Il se prépare pour son chemin parmi les hommes, et il sait bien que les hommes sont faibles, facilement dupés ou même attirés par les fourberies du Malin. Aussi les tentations qu’il affronte sont un condensé tragique de celles qui minent le cœur de ses frères. Alors Jésus va, par son exemple, nous apprendre à combattre, en nous donnant des armes appropriées.

Les tentations de l’avoir et du pouvoir sont les plus courantes, les plus visibles aussi, même s’il faut du courage pour y résister. La dernière est plus fine, elle touche à l’orgueil qui se décline sous des formes très subtiles, comme le dénigrement de soi par exemple ou celui des autres. Le discernement est alors nécessaire, il suppose un temps de prière, l’aide d’un frère éclairé, la fréquentation de la Parole de Dieu ; la paix qui en résulte est le critère du bon choix.

Moïse entrevoit la terre promise, pays ruisselant de lait et de miel. Mais en y entrant, dit-il, il faudra garder à la mémoire le temps du désert, durant lequel Dieu n’a cessé d’être présent à son peuple, le nourrissant de sa parole et de la manne, la nourriture essentielle dans la précarité, c’est-à-dire l’eucharistie. Ainsi avons-nous le secret pour le temps du désert, au moment où nous nous y aventurons avec Jésus, ou plutôt – et la différence est importante – où nous y sommes conduits comme lui par l’Esprit.

Car le carême n’est pas performance humaine, il est le chemin que Dieu ouvre et nous propose d’adopter. Là est pour nous l’effort, nous laisser dépouiller comme les térébinthes et apprendre à vivre comme les plantes de terre aride, du vent et de si peu d’eau. Pour nous, de la Parole de Dieu. Les vieux démons sont là, en tentations de tous genres. Non pas tant les petites, mais celles qui attaquent la vie de plein fouet. C’est à cette épreuve brutale que le diable soumet Jésus au temps de la faim : le miracle du pain, celui du Pouvoir sans limites, ou de nous prendre même pour Dieu, en ignorant la source. Les images de l’Évangile sont à peine à transposer. Il nous faut revenir à l’essentiel. Garder au cœur que nous avons un esprit de fils, et qu’il nous est nécessaire de nous nourrir de la Parole de Dieu. Nous laisser habiter par cette Parole et en vivre. « Elle est tout près de toi cette Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cœur » (Rm 10,8).