A 24 MATTHIEU 18, 21-35 (10)

Chimay : 17.09.2023

Frères et sœurs, ces trois dernières semaines les textes bibliques nous ont parlé de la vie fraternelle et communautaire. En ce dimanche, ils insistent sur la nécessité du pardon. Pardonner à ceux qui nous ont fait du mal, c’est contraire à la mentalité du monde. Nous le constatons tous les jours : « Une fois, ça passe ; deux fois ça lasse ; trois fois ça casse ». C’est ce qui se dit très souvent mais c’est absolument contraire au message de l’Évangile.

Bien avant la venue de Jésus, Ben Sirac écrivait : « Rancune et colère, voilà des choses abominables où le pécheur s’obstine » (Si 27,30). Ce texte de l’Ancien Testament nous appelle à dépasser le cercle vicieux de la haine et à entrer dans la spirale montante du pardon et de l’amour mutuel. « Si quelqu’un n’a pas de pitié pour son semblable, comment peut-il supplier Dieu pour ses propres fautes ? » (Si 28,4). Ces paroles nous rejoignent dans une société qui pratique la vengeance contre ceux qui nous ont fait du mal. Oui, bien sûr, il y avait la loi du Talion : « œil pour œil, dent pour dent » (Dt 19,21) ; mais c’était déjà un progrès car cette loi limitait la vengeance. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de la limiter mais de la refuser jusqu’au bout.

C’est ce que nous découvrons avec l’Évangile de ce jour ; Pierre pensait être généreux en pardonnant jusqu’à sept fois. Sept est un chiffre qui symbolise la totalité. Mais dans son propos, Pierre reste encore dans la logique comptable. Jésus va bien plus loin : il multiplie à l’infini le devoir de pardonner : pardonner jusqu’à « 70 fois 7 fois » (Mt 18,22) veut dire pardonner encore et toujours pour chacune des offenses ; ce que Jésus nous demande, il l’a vécu jusqu’au bout : livré aux mains des hommes, il a été bafoué, torturé et mis à mort sur une croix. Mais il a pardonné. Lui seul peut nous donner le courage d’aller jusqu’au bout.

Ils sont nombreux ceux et celles qui l’ont suivi sur ce chemin : je pense à cet homme qui écrivait : « Il nous faut pardonner, disait Edmond Michelet ; c’est la seule attitude qui convienne à des chrétiens ». Il parlait de celui qui l’avait dénoncé pour l’envoyer en camp de concentration. Malgré les horreurs qu’il y a vécues, il a eu le courage de pardonner. En agissant ainsi, il a suivi l’exemple du Christ.

Aujourd’hui pour mieux se faire comprendre, Jésus nous raconte une parabole. Il compare Dieu à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. On lui en amène un qui devait dix mille talents (25 tonnes de pièces d’argent). C’est une somme énorme, absolument impossible à rembourser ; en nous racontant cette parabole, Jésus veut nous faire comprendre où nous en sommes vis-à-vis de Dieu : la démesure de cette dette n’est qu’une image de ce qui se passe entre lui et nous. Devant lui, nous sommes des débiteurs incapables de rembourser.

La question du pardon dans la vie du chrétien est cruciale. Très souvent, nous entendons des personnes qui avouent leur incapacité à pardonner. La parabole que raconte Jésus situe l’acte du pardon dans le fait que, pour pardonner, il faut se savoir soi-même déjà pardonné, car le roi, à savoir le Seigneur qui règle ses comptes avec ses serviteurs, est à la source du pardon. La réaction du premier serviteur souligne la tristesse et certainement l’indignation que provoque son acte. Pourquoi le serviteur, qui a bénéficié d’une telle remise de dette de la part du roi saisi de compassion, n’a-t-il pas fait de même à l’égard de celui qui est, de surcroît, son compagnon ?

Le « combien de fois » de Pierre trouve une réponse : le pardon n’a pas de limite. N’en fera-t-il pas l’expérience, lui qui après sa trahison envers Jésus, s’entendra dire de la part du Ressuscité : « Sois le berger de mes agneaux » (Jn 21,15) ? Pardonné, Pierre pourra conduire l’Église ; Dieu en effet pardonne toutes les offenses. Mais de ce pardon, Pierre doit être le témoin et, à son tour, pardonner à son frère du fond du cœur. C’est cela, très certainement, vivre pour le Seigneur ; ou mieux encore, vivre comme le Seigneur qui, en mourant sur la croix, s’est tourné vers son Père en lui disant : « Pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34). Pour le chrétien qui a tant de mal à pardonner, il n’y a qu’à se « glisser » dans le pardon que Jésus a vécu pour tous, et pour lequel il a connu la croix.

Et pourtant, quand nous le supplions, Dieu ne se contente pas de nous accorder un délai. Il va jusqu’à nous faire grâce, tout cela au nom de l’amour qu’il nous porte. L’Évangile nous dit qu’il est « saisi de compassion ». C’est une expression que nous rencontrons souvent, par exemple quand Jésus se trouve devant un malade, un lépreux, un paralysé, devant le tombeau de Lazare, une foule ou encore la ville de Jérusalem ; c’est le cœur qui parle. Le pardon est donné pour permettre un avenir à celui qui n’en a pas d’autres possibles.

Si le Seigneur se comporte ainsi à l’égard des hommes, c’est pour nous apprendre à suivre son exemple à l’égard de ceux qui nous ont fait souffrir. C’est vrai que l’offense d’un frère nous fait mal. Mais elle est bien peu de choses par rapport à tous nos manques envers Dieu. Cent euros, c’est insignifiant par rapport aux soixante millions que je dois. Imiter Jésus, c’est abandonner sa rancune même justifiée, pour qu’elle ne se transforme pas en rancœur, de peur que notre cœur ne devienne « rance ».

Aujourd’hui, Jésus nous invite à tendre la main à l’offenseur pour l’aider à se relever. Pardonner, c’est aimer, c’est repartir ensemble sur des nouvelles bases. Dieu est un Père qui aime chacun de ses enfants. Son grand désir, c’est que ses enfants restent unis et solidaires. C’est pour cela qu’il nous a laissé son grand commandement : « Aimez-vous les uns les autres COMME je vous ai aimés » (Jn 13,34), autant que je vous ai aimés, jusqu’au pardon.

Saint Augustin disait : « Quelles dettes veux-tu te faire remettre ? Toutes ou une partie ? Tu vas répondre : « Toutes ». Fais donc de même pour ton débiteur. C’est la règle que tu formules et la condition que tu poses lorsque tu pries : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ».

En parlant du pardon, n’oublions pas que Jésus nous a donné un sacrement pour l’accueillir. Chaque fois que nous nous adressons au prêtre pour le demander, c’est Jésus qui est là pour nous tendre la main. Il ne demande qu’à nous décharger de nos fautes pour nous rapprocher de Dieu. Il vient renouveler en nous la grâce du baptême. C’est ainsi que nous retrouvons notre place d’enfants de Dieu.

Laissons-nous impressionner. Et, tout en pensant à ceux qui nous ont blessés, accueillons la leçon du pardon, d’une simplicité déconcertante : comme Dieu nous pardonne, sans cesse et sans condition, agissons de même à l’égard de nos frères et sœurs. Pardonnons comme nous aimerions être pardonnés, nous en serons plus légers et donc plus heureux.