4e dim. Car. C. 2022
(Lc 15, 1-2.11-32)
Mars 2022
Frères et sœurs, nous connaissons bien cette parabole. Vous connaissez aussi certainement la chanson de Jacques Brel, Ces gens-là, chanson que j’aimerais, par trois fois, mettre en parallèle avec l’évangile d’aujourd’hui.
« D'abord... D'abord, y'a l'aîné », chante Brel. Ici, c’est d’abord le cadet. L’histoire mouvementée et pitoyable de cet homme nous rappelle, comme nous l’entendions au début du Carême, que l’homme ne vit pas seulement de pain. La part d’héritage reçue ne donnera pas au cadet le bonheur qu’il espérait, bien au contraire. Ce qui manque à ce fils, c’est la relation avec son père. Lorsqu’il lui demande sa part d’héritage et qu’il part comme si celui-ci était mort, il montre que cette relation n’existe pas, ne lui importe pas. Pourtant, quand il gardera les porcs et qu’il ne pourra même pas « se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs », Luc le met sur la voie de ce qui lui manque puisqu’il dit que « personne ne lui donnait rien » (16). Comme si, pour vivre, il ne suffisait pas de prendre, de réclamer, mais aussi, d’abord, de recevoir. Il faut que ça soit donné, qu’un autre entre en relation avec moi. Mais le cadet ne le comprend pas, puisque s’il revient vers son père, ce n’est pas par regret, repentir ou amour, mais tout simplement parce qu’il a faim. Il veut revoir son père pour devenir un de ses ouvriers, afin de pouvoir se remplir le ventre, et surtout garder son indépendance, et aucunement être en relation avec lui.
« Et puis, y'a l'autre », chante Brel. Ici, c’est l’aîné. Cet aîné qui est au champ et que personne n’a prévenu quand la fête commence en l’honneur du cadet retrouvé. Cet aîné, qui, pas plus que le précédent, n’est un fils, puisque, centré sur lui, il ne perçoit sa relation à son père que comme celle d’un salarié, voire un esclave. Il se croit juste, dans son droit, parce que lui n’aurait jamais désobéi à son père, alors que, dans le même temps, comme les pharisiens à qui Jésus raconte cette parabole, il refuse d’obéir à son père en entrant pour faire la fête, et se tient résolument à l’écart de son frère, à l’écart de la table des pécheurs. Oui, lui aussi, l’aîné, n’est pas en relation avec son père.
Et c’est alors que je reviens à la chanson de Brel. Après nous avoir dépeint sombrement les deux frères, il évoque la mère, le père et même la grand-mère, où là aussi il est question d’héritage, où là encore l’intérêt personnel prime sur toute idée de relation. Mais vous savez que soudain la musique se fait plus légère, porteuse de vie et de promesse, elle frémit et enfin elle éclate : « Et puis, et puis, et puis y'a Frida! Qu'est belle comme un soleil ! » Cette Frida, ce souffle de vie qui emporte tout avec lui, c’est le père de la parabole. Cette parabole, contrairement au titre que nous lui donnons, ne nous décrit pas tant l’itinéraire de conversion du fils prodigue que l’attitude du père, sa bonté, son amour. Tout ce qui importe au père, c’est que son fils soit revenu, ou plus exactement qu’il soit vivant. Et cela suffit à sa joie, cette joie qu’il veut transmettre au fils aîné, mais que ce dernier refuse. Cette joie qui dit que, les deux fils, quelle que soit leur relation envers leur père, leur incompréhension, leur non-accueil de sa paternité, sont et resteront fils, quoi qu’ils aient fait ou pas fait, où qu’ils soient allés ou restés, tout simplement parce que la filiation est un don du père, un amour du père. Mais le refus de cette paternité - en partant « pour un pays lointain » (13) ou en se cramponnant à ses mérites – est chemin qui mène à la perdition, à la solitude et à la mort. Oui, la séparation entre le père et le cadet fut, pour ce dernier, une mort, et si le Père se réjouit, c’est parce que son fils possède désormais ce qu’il y a de plus grand : la vie, la vie d’un fils qui est revenu à la vie, revenu à son père ; la vie d’un fils qui sait qu’il est aimé parce qu’il en fait l’expérience.
Et c’est pourquoi le père est si heureux, et son bonheur il veut le transmettre à son fils aîné, il veut que lui aussi entre dans cette joie, dans cette vie ; il veut que ses fils se reconnaissent frères, qu’ils vivent en frères. Voilà l’héritage qu’il veut transmettre.
Par cette parabole, Jésus veut faire découvrir aux pharisiens, et à nous-mêmes, une autre image de Dieu. Et parce que nous sommes faits à son image et sa ressemblance, ce visage de Dieu ne peut pas ne pas avoir de conséquences pour notre vie. Nous aussi, comme Jésus, il nous faire « bon accueil aux pécheurs et […] manger avec eux ! » (2). C’est-à-dire, nous aussi, il nous faut désirer la vie pour les autres, les aider à l’accueillir. Il nous faut donner notre pardon, notre tendresse, pour que cette vie circule, pour que nous puissions en vivre, pour que nous nous découvrions tous pécheurs, mais frères et sœurs d’un même Père.
Luc ne nous dit pas si l’aîné entre finalement dans la fête du pardon et de la vie, parce que c’est à nous que la question est posée. Que cette eucharistie nous aide à y répondre.