CHAPITRE II

LE MONACHISME TIBÉTAIN

 

Lavie des moines au Tibet... A première vue il peut sembler que traiter de nosjours un pareil sujet, c’est verser dans l’irréalisme. On sait qu’en 1950 lesChinois envahirent le pays et, profitant d’une supériorité militaire écrasante,chassèrent les moines de leurs monastères, réduisant la plupart de ces derniersà l’état de ruines, ainsi que le montrait une exposition de documentsphotographiques à Dharamsala en février 1980. Quant à ces milliers de cénobites,réduits en servitude, il leur était devenu pratiquement impossible de garderles observances transmises durant tant de siècles. Le coup de grâce fut portéle 10 mars 1959, quand le soulèvement populaire de la nation tibétaine futsauvagement réprimé par les communistes chinois. Mais ce fut aussi grâce àl’exode de plus de 80 000 Tibétains en Inde, voire en Occident, le début d’uneère nouvelle où, en terre étrangère, les grands Ordres monastiquestraditionnels reprennent racine, tandis qu’un bon nombre d’Occidentaux voientdans le Dharma bouddhique une réponse à leurs aspirations, une alternative auxschèmes étouffants de notre société.

Lesmonastères

Cependantnotre exposé n’a pas pour but de retracerl’évolution récente. Si nous le maintenons dans le cadre classique de la viedes moines au Tibet, c’est que ce cadre reste la référence obligée des moinesen exil comme des Tibétains qui demeurent attachés à leur religion ancestrale.Ce sont les monastères anciens qui restent leur prototype. C’est leur manièrede vie qui, bien qu’adaptée à des circonstances nouvelles, se maintient à leursyeux comme l’idéal à poursuivre dans les fondations qu’on replante. Il nes’agit nullement d’archéologie.

Dansce qui suit je m’inspire d’un chapitre bien fait sur Le mysticisme tibétain par T.-Y. Dokan.L’existence du Tibétain se déroulait toutentière au milieu des rappels destinés à lui indiquer la voie à suivre. Vivantsous la protection constante des Libérés, réincarnés afin d’aider les hommes,et particulièrement du grand Bodhisattva protecteur Tchenrézig, le Tibetprésentait l’image d’un peuple tout entier en marche vers l’apothéoseglorieuse, dans une acceptation pénétrée de joie qui est, pour les Occidentaux,un des traits les plus surprenants du bouddhisme. Dans un tel cadre et aussidans un environnement naturel grandiose et farouche, où l’être humain éprouvesa petitesse, sa fragilité, son impermanence, où il ne peut sesentir que de passage, les monastères sinombreux constituaient des havres de paix où se consacrer à l’essentiel, enquelque sorte des pôles d’attraction magnétique. Aussi, dans l’ancien Tibet, unindividu sur six entrait-il en religion et, parmi les laïcs, nombreux étaientles protecteurs des moines qui assuraient la vie matérielle ou prenaient encharge la personne d’un religieux isolé, d’un naldjor-pa, c’est-à-dire d’un ascète adepte du « Sentierdirect », vivant dans la réclusion.

Desmonastères, il en existait au Tibet de toutes sortes, depuis les métropolesqu’étaient par exemple Drepung près de Lhasa, avec quelque dix mille moines,Sera, Ganden ou Kumbum qui en rassemblaient plusieurs milliers, jusqu’auxminuscules couvents,ne comprenantqu’un petit temple, une salle d’assemblée et quelques bâtiments, campés sur dessommets battus par les vents ou abrités au creux de quelque vallée retirée.Mais dans l’un comme dans l’autre cas, il n’existait entre les gonpas tibétains et les monastèreschrétiens presque aucune similitude. Drepung ou Kumbum ressemblaient plutôt àdes villes aux innombrables édifices hétéroclites formant des unités plus oumois indépendantes les unes des autres, séparés par des rues à certaines heuresgrouillantes d’une foule le plus souvent malodorante, dépenaillée et bruyante.A l’intérieur même du gonpa, la viemonastique différait plus encore de celle que mènent les moines catholiques,par exemple. Pas d’église ni même de chapelle, seulement quelque temple obscur,le lhakhang, maison des dieux : leculte qu’on leur rend se borne à y allumer une lampe à beurre, à y brûler del’encens et à saluer trois fois la statue du maître du lieu. C’est dans lasalle d’assemblée, assez vaste pour contenir le peuple entier des moines,décorée de fresques peuplées de personnages bénins ou terrifiants, hérissée debannières qui pendent du plafond et portent des images des Bouddhas et desdivinités, et au fond de laquelle luisent les statues dorées des grands lamasdéfunts et les reliquaires contenant leurs restes, que se réunissent,immobiles, jambes croisées, les trapa(élèves monastiques) dominés par les dignitaires siégeant sur leurs trônes dontla hauteur indique le rang. C’est là que, pendantdes heures, se déploient, sur un rythme lent, ponctué par lesclochettes, les trompes et les tambourins, les volutes des sūtras psalmodiés d’une voix extrêmement basse qui vient ducreux du ventre. C’est pratiquement à cette assemblée matinale, avec quelquescérémonies rituelles, que se réduit la vie communautaire,tandis que parallèlement se déroule le long cycle des études, car chaque grandmonastère est une université – et les novices des couvents ne possédant pasd’école viennent y étudier – comprenant plusieurs sections : la philosophie etla métaphysique ; les Écritures sacrées et la règle monastique ; l’écoletantrique où s’enseignent le rituel, la magie et l’astrologie ; l’école demédecine.

Lestatut des religieux

Lestatut des religieux n’est pas uniforme.Il faut distinguer essentiellement entre les moines ordonnés et les religieuxmariés. Les moines ordonnés sont lescontinuateurs du sangha indien :ils suivent les règles disciplinaires (vinaya)et font donc vœu de célibat. Néanmoins, toutes les obligations et interdits du vinaya ne sont pas scrupuleusementrespectés : l’interdiction de manger de la viande, par exemple. Comme dansle bouddhisme indien, plusieurs étapes jalonnent la vie du moine :renoncement au monde, noviciat, ordination complète. Les vœux monastiques sonten principe perpétuels. En réalité, divers motifs sont acceptés pour que lemoine rende ses vœux et soit réduitàl’état laïc. Les moines vivaient dans des monastères. Le futur moine y entraittrès jeune, vers huit ans, sur décision de ses parents, très rarement de sonpropre chef. Il était confié à un maître, membre de la famille ou connaissance,chez qui il habitait et qui prenait en charge sa première instruction :lecture, écriture, rudiments de grammaire, mémorisation de textes. En retour,le disciple assurait le service de son maître et participait aux corvéescollectives du monastère : ramassage du bois, etc. Ensuite, selon sesdésirs et ses capacités, il pouvait s’orienter dans diverses voies :études, exécution des rituels, entretien des temples, service des lamas,administration de leurs biens ou de ceux du monastère. Certains, réfractaires àla vie monastique, adhéraient à un groupe très particulier : souventappelés moines-guerriers, ils servaient plutôt de gardes du corps et passaientle reste de leur temps en compétitions sportives et en bagarres.

Enprincipe, les parents faisaient entrer leur enfant dans le monastère localproche de leur domicile. Il pouvait y rester toute sa vie ; il pouvaitaussi en changer à son gré. Pour poursuivre des études approfondies, il devaitfinalement rejoindre l’un des monastères – universités de son école. Ces grandsmonastères comptaient plusieurs milliers de moines parfois, répartis encollèges (tra - ts’ang) . Chez les Gelugpa, pour qui la maîtrise del’intellect est un préalable indispensable à la pratique des tantra, les études de philosophie, demétaphysique etc., duraient dix-sept ans, sanctionnées chaque année par unexamen sous forme de disputations au déroulementquasi rituel. Ce sont des discussions publiques entre étudiants,hautement pittoresques, pleines de vivacité et de bonne humeur. Le coloris enmoins, ceci nous rappelle la formation scolastique de nos Écoles médiévales etces fameuses disputationes queconnurent encore les religieux de ma génération. Chez les Nyingmapa et les Kagyupa,le jeune moine avait le choix entre la poursuite d’études intellectuelles ou lapratique immédiate des tantra. Ilentrait alors dans le collège de réalisation tantrique. Il adhérait à lapersonne d’un lama qui lui conférait les initiations et les enseignementssuccessifs de l’expérience mystique. Chaque monastère avait un programme annuelfixe, pour les études comme pour les rituels, variable d’un monastère à unautre, consigné dans une charte octroyée ou approuvée par le gouvernement.

Les religieux mariés («tantristes »)pouvaient aussi se regrouper dans des monastères ; leur famille, dans cecas, habitait à l’extérieur. Le plus souvent, ils vivaient dans le village,menant une vie semblable à celle des laïcs en dehors deleurs services religieux. D’autres menaientune vie errante. Leur recrutement était généralement familial : ils setransmettaient les enseignements de père en fils, ou d’oncle à neveu, etformaient, eux aussi, une classe endogame. Ils appartenaient surtout aux Ordresanciens, Nyingmapa et Bönpo. Ils étaient reconnaissables àleurs longs cheveux tressés de laine et roulés en chignon. Comme leur noml’indique, ils s’adonnaient aux rites tantriques et à la méditation. Ils neprononçaient pas les vœuxmonastiques,mais seulement le vœu d’atteindre l’Éveil par la voie des bodhisattva et les vœux des tantra.

La vieérémitique

C’estau désert qu’il faut chercher, selon Dokan,les véritables adeptes de la « voie directe » du Vajrayāna. Ceux-ci vivent dans des ermitages, ts’am khang, souvent établis dans deslieux déserts vers les hautes cimes neigeuses. Cette retraite était d’ailleursplus ou moins stricte, plus ou moins prolongée. Ts’am, en effet, veut dire simplement s’isoler. On peut faire ts’am en s’enfermant dans sa chambre eten n’en sortant quepour accomplirquelque acte de dévotion. Ainsi s’isolaient fréquemment dans leurs propresdemeures certains laïcs pieux. On peut faire ts’am dans les monastères qui possèdent des maisonnettes isoléesdestinées à cet usage et munies d’une petite cour fermée, où l’on peut se tenirà l’air libre sans être vu. Certains moines s’y enferment pendant plusieursannées – souvent trois ans, trois mois et trois jours– ou même y vivent jusqu’à leur mort. Onpeut aussi pratiquer le plus strict isolement dans l’obscurité etcertains reclus se muraient pour la vie dans des sortes de tombeaux.Mais, plus souvent, la réclusion se pratiquait dans les riteu, ermitages écartés au flanc des montagnes et parfois groupés.Les riteupa étaient généralement des naldjorpa, des adeptes de la « voiedirecte » qui y vivaient dans la plus complète solitude.

Lepremier contact, plutôt déconcertant

Undes meilleurs tibétologues de nos jours fut sans aucun doute le professeurGiuseppe Tucci (+ 1984). Dans son livre intitulé Tibet paese delle nevi,il nous a fait part de ses sentiments mêlés, à l’approche d’une civilisationétrange et qu’ilfaut reconnaître commetant soit peu ambiguë. Il nous avertit cependant qu’il faut éviter deux écueils: celui de n’y voir que magie, ouden’y voir que pure sagesse antique, bien préservée. Voici comment il résume sesimpressions :

« Naturellementle premier contact avec le monde tibétain n’était pas édifiant, comme nel’était pas non plus celui de l’Inde... Puis, au Tibet, le nombre excessif desfrères par rapport à la population, le culte réduit à un ritualisme compliqué,le recours quotidien aux exorcistes pour éloigner une calamité ou guérir unemaladie, l’affairisme des communautés conventuelles et leurs richesses nepouvaient manquer de susciter une impression peu flatteuse de la religiontibétaine. Laquelle impression pouvait être confirmée et renforcée par lavisite aux temples, avec leurs innombrables images et statues aux aspectsbizarres et monstrueux, souvent représentées dans un aspectsi différent de notre manière de concevoirun être divin. »

Unaccent qui ne trompe pas

« Toutefois lavie monastique était un dur apprentissage et imposait des années de sacrifice :les meilleures années de la vie domestiquées par une discipline de fer, régléespar un rythme également divisé entre les cérémonies liturgiques et l’étude ;l’obligation de consigner à la mémoire des milliers de pages de livres ; et,pour les meilleurs, la méditation ou l’étude approfondie de la dogmatique.

Tout celas’obtenait au moyen d’une école sous la surveillance de maîtres, par un dosagepsychologique avisé, des épreuves et des examens qui se déroulaient avec tantde sagesse et une si experte magnificence de rites que le néophyte s’approchaitquasi avec angoisse dumoment décisifqui, par l’imposition d’un grade dans la hiérarchie ecclésiastique, ratifiaitune transfiguration de l’esprit et de l’âme.

Il est souventarrivé, en parlant avec certaines de ces personnes, de constater combien vifsétaient restés en eux le souvenir et l’émotion de l’attente de ce momentdécisif de leur vie, et comme ils se troublaient en reparcourant les étapes deleur chemin spirituel. Cette émotion était la marque d’une sincérité en face delaquelle tout homme doit s’incliner ; parce qu’il apparaissait clairement queces personnes avaient réussi à obtenir les choses les plus difficiles àréaliser : extirper l’Homme de l’homme, d’une manière complète, sans retour nirepentance. »

Aprèsavoir tenté d’esquisser, comme nous l’avons fait, la structure des monastèrestibétains, les différentes catégories de moines et les étapes de leurformation, nous resterions sur notre faim. Car tout cela n’est encore que lecadre, j’allais dire le décor, d’une vie monastique. Rien n’est dit si l’on neparle pas de la vie intérieure, desmoyens employés pour progresser vers la libération. Ce qui importe, c’est ceque j’ai groupé ailleurs sous le titre : « Voieset moyens de salut dans le bouddhisme tibétain .»

Desmoines en prière ?

Selontoute apparence, les moines tibétains prient beaucoup. Leur ordre du jour nediffère pas tellement de celui de nos monastères. Il n’est pas jusqu’à ladisposition matérielle de leur lhakhangqui ne fasse songer aux deux chœurs de nos moines. Et nous gardonspersonnellement un souvenir ému de leurs « heures canoniales » dansleurs gonpas de divers pays. Prenanteaussi dans sa simplicité et sa pauvreté « franciscaine » est laliturgie quotidienne au temple qui longe la route au bas de la colline de Sonada (région de Darjeeling). Mais onne peut se contenter de sentiment et dès qu’on examine d’un peu près les textesemployés, il est fréquent de n’y trouver que des éloges du Dharma, des exhortations à une éthique plus pure, parfoisl’évocation d’une « déité » terrible ou bienfaisante ; en somme peude prière au sens strict, et malgré la floraison des symboles et la beauté des thankas, nous sommes assez loin de laprière des psaumes.

Cetteimpression m’a été confirmée à la lecture attentive d’une brochure à laprésentation luxueuse intituléeTushita.Elle contient des exposés assez denses émanant de maîtres reconnus,porte-parole de diverses traditions tibétaines dans le cadre du bouddhisme Mahāyāna. L’intérêt de cettepublication est manifeste. Mais on y est frappé par l’insistance sur le non-moiet la vacuité, l’appel constant à l’effort personnel sans recours à la prière,l’absence de Dieu. L’homme est seul dans sa quête difficile. Même ce qui sembleêtre une prière est plutôt une exhortation qu’on se donne : qu’on relise à cepropos l’invocation initialeàManjushri et la réponse à ce sujet du Dalaï-Lama.

Prièreet relation personnelle

Endécembre 1986, Lama Denys Teundroup, directeur spirituel de l’InstitutKarma-Ling en Savoie, donna un enseignement intitulé Aperçu sur la prière et les mantras dans leMahāyāna-Vajrayāna.Son exposé parut ensuite dans Lescahiers du bouddhisme(nº 31). Il yénumère toute une série de types de prières en contexte tibétain, ce qui estfort instructif et parfois ressemble aux formes avec lesquelles la traditionjudéo-chrétienne nous a familiarisés. Mais ce qui est fondamentalementdifférent, si je ne me trompe, c’est la base idéologique, l’arrière-fonddoctrinal. Ceci n’est dit contre personne, mais vise à la sincérité. Voici ce qu’écritLama Denys :

« Bien que le Vajrayāna mette l’accent sur cetterelation de personne à personne et insiste sur l’importance de la prière,celle-ci n’est jamais une relation en laquelle l’esprit du pratiquant sefocalise sur l’autre en le réifiant en un sens anthropomorphe, car une tellefocalisation a fondamentalement pour effet de solidifier la dualité du moi etde l’autre et d’accentuer sa polarisation en termes de « tu » et de« je ». Même l’humilité corrélative de la dévotion doit être biencomprise ; elle ne consiste pas à se faire tout petit en posant Dieuindéfiniment loin de nous, car se poser ainsi, minuscule face à l’immensitédivine, maintient aussi subtilement dans la dualité. L’attitude juste est dansl’oubli et l’abandon de soi, abandon qui permet d’accéder à un état de transparence; c’est dire qu’en s’oubliant le moi devient transparent, et qu’en cettetransparence qui est un début de dissolution de la dualité, l’autre devientaussi plus diaphane. C’est alors qu’il s’instaure une participation réciproquedu moi à l’Autre, une unification essentielle de ces deux termes quiconstituent la dualité, c’est ainsi que la Divinité est de plus en plus en nouset nous sommes de plus en plus en Elle.

Dans cetteperspective il est clair que la prière profonde n’est pas un discours avecl’Autre, mais qu’elle est fondée dans l’abandon de soi et une participationimmédiate à la nature de la Divinité... Il est clair aussi que même lorsqu’onparle de la prière comme d’une communication avec la Divinité, il ne s’agit pasd’une conversation avec Dieu. Une telle conversation s’inscrit toujours dans lejeu de notre pensée discursive et serait en fait au sein de son dialogueintérieur un entretien avec nous-même, un entretien avec notre alter ego. Dans le bouddhisme, le yogade la Divinité permet ultimement de réaliser... l’union non-duelle de la Mahāmudrā en laquelle il n’y aplus ni Dieu ni pratiquant. »

Cettecitation de Lama Denys montre au moins ce qui sépare une spiritualitébouddhique même profonde de cette union intime de l’âme avec son Dieu dans lamystique chrétienne. Cependant j’avoue que cette page, pour faire court, est unpeu raide. Qui voudrait mieux saisir la valeur et les nuances de la viséefinale dans le Vajrayāna seraitinvité à lire un numéro plus récent de la revue Dharma, précisément sur ce thème : Mahāmudrā, l’ultime pratique de l’esprit.On peut y lire d’excellents exposés demaîtres représentatifs de cette tradition : Kalou Rinpoché, Bokar Rinpoché etLama Denys Teundroup.

Unchemin gradué : Lam Rim

Maispeut-être parlons-nous trop de mystique. Ce n’était pas la tradition de nosnoviciats. Ce n’est pas davantage celle des lamas tibétains. Car il est entenduque leur religion englobe les trois Véhicules et qu’il faut commencer par lepremier. On suppose un long entraînement éthique. Le chrétien qui s’efforce depratiquer toutes les vertus et connaît des manuels d’ascèse se rend bien comptedes luttes qu’il faut mener. Il est en somme réconfortant de retrouver, sousl’habillement d’un autre vocabulaire, un ensemble de catégories moralessemblables à celles de sa propre religion. Et bien qu’on soit dans un contextenettement tibétain, avec toute la philosophie bouddhique, je pense qu’unlecteur chrétien lira avec profit et comprendra sans peine le beau petit livrede Géshé Rabten, qui dirigea descentres tibétains en Suisse : Enseignementoral du bouddhisme tibétain.De même les volumes successifs de Lagrande voie graduée vers l’éveil, de l’incomparable Tsong-kha-pa (fondateurde la tradition Gelugpa), qu’on apubliée avec le commentaire de Mr YontenGyatso, et dont les titres mêmes marquent la progression : L’individu de motivation inférieure...,intermédiaire..., supérieure.

Auniveau du Mahāyāna

Lesdeux piliers sont la vacuité et la compassion. Vacuité traduit tant bien quemal śūnyatā. Leprofesseur Guenther, l’opposant à la forme d’un objet, tel le vase du potier, yvoit une attention au champ, une ouverture (et non le vide).« Pour prendre une image, cette nature de l’espritpourraitêtre comparée au ciel, ouvert et lumineux ; mais comme si le ciel étaitassombri par des nuages et de la brume, elle nous est voilée, les voiles denotre esprit nous cachent sa nature réelle », dit Kalou Rinpoché. Quelssont ces voiles ? Principalement l’illusion qui attribue une existence réelleaux apparences phénoménales, alors qu’elles sont des projections de l’esprit;ou l’illusion attribuant uneexistence propre à l’esprit, alors qu’il est vide d’essence.On reconnaît ici la philosophie de Nāgārjuna et de l’école Madhyamaka.

Quantà la compassion (karu, il faut lire et méditer Lestrente-sept pratiques des Bodhisattvas composées par Tho-mé Zang-po(1245-1369), que nous avons pu traduire du tibétain à Plaige(Kagyu-Ling)et dont l’actuel Dalaï-Lama aime à faire un exposé oral.Un des grands maîtres Kagyupa du siècle dernier, Djamgœun Kongtrul, estl’auteur d’un admirable petit traité dont on publia la traduction sous le titreL’alchimie de la souffrance.Il relate la méthode tibétaine de l’apprentissagespirituel, toute centrée sur la compassion. Les rapprochements avec destextes chrétiens me venaient spontanément à l’esprit. Je fis donc uneconférence à Plaige sur ce thème.D’une manière plus globale on sera vite d’accord pour dire que c’est le terrainoù les deux religions sont le plus proches. Mais la comparaison exigeant uneétude sérieuse, nous en reparlerons.

Lapratique du Guruyoga

L’importancedu choix d’un gourou est soulignée et sa manière de procéder avec son discipleest décrite, par exemple, dans l’Encyclopédiedes mystiques orientales, au chapitre intitulé Le mysticisme tibétain.Blofeld aussi a traité du sujet.Mais si l’on veut en avoir une vue plus approfondie, il faut lire attentivementle premier chapitre de L’Aube du Tantra.Le professeur Guenther y présente à la fois une synthèse de cette relation d’« amitié spirituelle » et les caractéristiques qui marquent lesquatre étapes d’une évolution d’ailleurs continue :

Kriyatantra: l’action vue symboliquement et traitée en tant que rituel, ablutions; relation de l’enfant avec ses parents, transposée dans un contexte religieux,soumission à une entité transcendante.

Charyātantra : recherche du sens de ces règles de comportement ; d’une relation deserviteur à maître à une relation d’amitié, de statut égal.

Yogatantra: tout atteler en nous afin de gagner plus de pénétration en cetteamitié.

Mahā-yogatantra : nous ne faisons plus de distinction ; la question de savoir sil’autre est ou non mon ami ne se pose plus, nous sommes simplement un.

Plus loin leprofesseur Guenther fait remarquer : « Cette profonde expérience estl’action du gourou et il exerce, à travers des expériences si intenses, uneprofonde influence sur le modede notrecroissance spirituelle. Car au sens ultime, le gourou n’est nul autre que leBouddha – non le Bouddha historique, mais la bouddhéité même. Toutes lestransmissions de pouvoir sont ainsi des progrès du guruyoga. Dans le guruyoga,nous essayons de nous rapprocher de notre vraie nature fondamentale en nousrapprochant du gourou. Nous sommes aussi en connexion avec sa lignée : ceux quil’ont précédé dans la transmission directe de l’enseignement et qui demeurenten connexion avec lui.»

Toutceci ne manque pas d’évoquer les degrés de l’union mystique, tels que lesdécrit sainte Thérèse d’Avila. Ou tels que les étudient les théoriciens de lamystique chrétienne, comme le père Auguste Poulain dans son livre classique Des grâces d’oraison.Mais pour mener à bien une comparaison entre ceux-ci et les étapes de laréalisation dans le Vajrayāna,qui aurait la compétence ou ne fût-ce qu’un début d’expérience ? Mieux vautencore tâcher de saisir quelque chose du dehors avec un silence respectueux. Ona déjà vu combien le Père Le Saux eut de la peine à concilier sa foi chrétienneavec son expérience de l’advaitahindoue.

Ilsemble bien nécessaire que la manière de concevoir (ou même de réaliser) l’unionultime dépende de toute la structure mentale et psychologique du croyant.Foncièrement différentes doivent donc apparaître une union d’amour avec Dieudans une perspective personnelle et théiste et, d’autre part, une réalisationde libération totale dans le contexte impersonnel de l’anattā bouddhique. Cette divergence étant centrale ne peutêtre éliminée à la légère. Aussi en réservons-nous l’examen, dans la mesure denos capacités limitées, à l’avant-dernier chapitre de ce livre.

Vued’ensemble des moyens

Une brochureintitulée Ladakh,bien illustrée et documentée sur cette enclave tibétaine en Inde, nous fournitun excellent chapitre sur Le bouddhismetibétain ou bouddhisme tantrique. Nous lui empruntons ce passage :« Le Vajrayāna propose unemultiplicité de symboles, rites, formules et exercices psychiques qui sont pourle disciple des auxiliaires permettant d’atteindre l’Illumination et detranscender le dualisme qui handicape l’esprit non éveillé. Dans ce même but,le Vajrayāna présente un nombreconsidérable de déités aux aspects terribles ou paisibles qui serventd’auxiliaires ou de véhicules à la connaissance, chacune d’entre elles étantliée à des rites et fonctions particuliers. Le Vajrayāna a ainsi édifié un vaste panthéon fondé sur unsystème complexe de références et de connotations : chaque déité, conférée audisciple qui lui est initié comme divinité tutélaire ou yidam, le renvoie ainsi à une couleur, un point cardinal, unesaison, un diagramme (ma, une incantation (mantra),une lettre (bija), une posture (mudrā) et à une visualisation ouimage mentale (yantra). »

Oncommence à posséder des exposés sur chacun de ces moyens. Nous pourrions, pourune première approche, renvoyer à notre article des Studia Missionalia : Voies et moyens de salut dans le bouddhisme tibétain.Mais il est temps de terminer sur un point important.

Lesymbolisme de l’union sexuelle

Letantrisme est le plus souvent connu comme accordant une ample liberté auxtendances du sexe. L’iconographie en offre, semble-t-il, des témoignages multiples.Qu’il s’agisse de statues ou de thankas,les représentations féminines abondent et les scènes d’accouplement. Tout cecisemble indéniable.Et l’on se réfèresurtout à l’imagerie courante du yab-yum(père – mère) de déités enlacées en étreinte extatique. Nous ne prétendrons pasque tout cela soit sans rapport avec la voie spirituelle qui nous occupe. Lesujet demanderait une étude plus nuancée. Mais on nous permettra de faire icitrois remarques.

Il ne faut pas confondre shaktismehindou et tantrisme bouddhique.John Blofeld et H. V.Guenthersoulignent que le terme et le concept de la shaktisont absents des textes bouddhiques. Ce qui élimine déjà toute une manière biendéplaisante de concevoir l’union de l’homme et de la femme.

Même si, du moins dans le passé, telle méthode put faire appel à uneunion physique, ce que Daniel Snellgrove croit devoir admettre,il faut tenir le plus grand compte de la présentation globale du sujet par leProfesseur Guenther.Il montre, eneffet, dans The Tantric View of Life,combien la perspective du sexe et de l’amour diffère chez eux aussi bien d’unlaxisme moral que d’une obsession ascétique. Il en établit une gradation fondée sur les textes. Peut-être n’aimerait-il pasque l’on parle à ce propos d’une sublimation de l’instinct sexuel ni d’uneéchappée dans un autre monde. Mais il est certain que sexe et amour y sontsitués comme donnant accès à la perception la plus réelle, pour ne pas diremétaphysique, de l’existence. Ici les mots risquent de nous trahir, carl’auteur s’insurge contre les manières occidentales de représenter cette union.

Ce qui est sûr, c’est qu’elle a foncièrement une valeur symbolique. Comme laclochette qu’on agite de la main gauche au cours des rituels, la déitéféminine symbolise la Sagesse, tandisquelesceptre-vajra (diamant-foudre) qu’on tient dans la main droite et le dieumâle représentent les moyenshabiles (upāya) parmi lesquels joue un rôlede premier plan la Compassion. Tousles auteurs sérieuxseront d’accord pour dire qu’on atteint ici un sommet, l’union des déitésmontrant qu’avec cette conjonction intimede Compassion et de Sagesse, toutes les oppositions duelles ont étésurmontées et qu’on est parvenu à la bouddhéité.

Sans l’avoir voulu,ce domaine de l’iconographie et son profond symbole ont attiré notre attentionsur le pôle féminin de l’aventure spirituelle. N’est-ce pas sous l’égide de cesdéités que nous pénétrerons dans l’étude des moniales tibétaines ? Car en dépit d’une ignorance assez générale àleur sujet, elles ont existé dès l’origine du Vajrayāna sur le toit du monde.

NOTES