C 05 LUC 05,01-11 

         Frères et sœurs, dimanche dernier, nous avons entendu le récit de la vocation de Jérémie (Jr 1,4-5.17-19). Aujourd’hui, deux autres nous sont proposées, celle d’Isaïe (Is 6,1-8) et celle de l’apôtre Pierre. D’un côté, Dieu se présente comme le Dieu trois fois saint ; de l’autre, c’est Jésus qui est monté tout simplement dans la barque de Pierre mais qui va se manifester comme le maître de la création, par une pêche incroyable qui prélude à une mission universelle.

De part et d’autre, on réagit un peu de la même manière : Isaïe et Pierre sont saisis d’effroi. Ils se mettent à craindre la proximité de Dieu dont ils reconnaissent la sainteté. Mais Isaïe découvre que le Dieu trois fois saint ne dédaigne pas de choisir comme envoyés des hommes pécheurs et ordinaires, tandis que Pierre voit en Jésus quelqu’un qui n’est pas de son monde et il l’appelle Seigneur. Mais Jésus le rassure et il l’appelle, lui et ses amis, à le suivre. Alors ces hommes laissent tout et ils se mettent à marcher à sa suite.

Cet Évangile de Luc nous rejoint : aujourd’hui, le Christ monte dans ma barque. Il s’invite sur mon lieu de travail, dans ma maison, là où je vis. Il est là au cœur de nos vies et il compte sur notre accueil et notre réponse. Cette rencontre avec lui, nous pouvons la faire dans la prière mais aussi grâce à une rencontre, un témoignage qui nous a interpellés. Dieu s’arrange toujours pour mettre sur notre route les personnes qui nous aideront à voir clair et à avancer.

Dans l’Évangile de ce dimanche, nous voyons Pierre qui a peiné toute une nuit sans rien prendre. Comme lui, nous avons, nous aussi l’expérience de ces nuits pénibles. Face à l’échec, nous risquons de nous décourager. Mais le Seigneur est toujours là, et il ne cesse de nous redire : « Avance au large ! »  Va vers celui qui est seul, malade ou dans la peine. « Avance en eau profonde ! » (Lc 5,4). Cette eau profonde c’est l’abîme de l’accident, de la maladie, du handicap. Va vers les périphéries, vers ceux et celles qui sont marginalisés, ceux et celles qui ne comptent pas aux yeux du monde. Il est urgent de leur faire savoir qu’ils ont la première place dans le cœur de Dieu.

Pour cette mission, Jésus n’appelle pas les plus doués ni les plus méritants. C’est ce que nous voyons avec Isaïe, Pierre, Jacques, Jean mais aussi Paul. Les uns et les autres reconnaissent le décalage entre ce qu’ils sont et la mission qui leur est confiée. Ils se reconnaissent indignes, voire incapables de parler de Dieu et en son nom. Mais Dieu leur révèle qu’ils sont aimés, pardonnés et envoyés. L’apôtre Paul reconnaît que la réussite de sa mission ne vient pas de lui-même mais de la grâce de Dieu : « à vrai dire, ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu avec moi » (1 Co 15,10).

Saint Luc nous donne à voir une scène très différente de celle de dimanche dernier où les Nazaréens rejetaient Jésus. Ici la foule se presse autour de lui pour écouter la parole de Dieu. À tel point qu’il doit monter dans une barque et s’éloigner du rivage pour les enseigner. Cette position prédisposait vraisemblablement les futurs disciples à entendre et à écouter une parole différente, celle de Jésus les invitant à sortir du déjà expérimenté (l’échec de la pêche), pour faire une autre tentative à l’encontre du bon sens apparent. Mais n’est-ce pas cela avancer en eau profonde, quitter les rives du déjà-vu, du déjà fait, pour s’ouvrir à la nouveauté ? La justesse de la démarche se vérifie dans les fruits de la pêche mais aussi dans la prise de conscience que Pierre fait de son inadéquation, de pair avec la conscience du passage de Dieu dans sa vie.

Rencontrer le Christ entraîne toujours un déplacement qui peut nous paraître risqué – et il l’est – malgré tous nos efforts pour discerner s’il s’agit bien pour nous de l’appel de Dieu ou du simple produit de notre imagination ou de nos désirs. Seules les conséquences nous permettront d’en juger. Rencontrer le Christ, homme et Dieu, ne va pas sans vertige devant son mystère. Sans oublier cette « douloureuse joie », comme disent nos frères Orientaux, de se découvrir tout à la fois aimés et incapables de répondre à cet amour avec nos seules forces. Mais consentir à se laisser rejoindre par la Parole, surmonter nos peurs légitimes, n’est-ce pas entrer dans cette dynamique de la vie et de l’amour qui s’accomplira dans l’annonce de la Bonne Nouvelle ? Elle dont nous savons par le psaume 118 (v. 105), qu’elle est « lumière de nos pas et lampe sur notre route ».

Aujourd’hui, tous ceux qui sont appelés à l’annonce de l’Évangile font la même expérience que tous ces personnages, une expérience d’indignité et de peur ; et c’est tant mieux ; le contraire serait dangereux. Nous ne devons pas imaginer que c’est notre propre parole qui fait œuvre de conversion. Nous sommes envoyés pour dire et pour témoigner, mais le principal travail c’est Dieu qui le fait dans le cœur de ceux et celles qu’il met sur notre route.

Mais la raison d’être de l’Église serait-elle d’attraper des hommes comme on pêche des sardines ou des truites ? Et, si possible en une quantité fantastique, preuve alors d’une bonne stratégie qui validerait la compétence d’un capitaine d’une embarcation, et de ses matelots ? Bien évangéliser, serait-ce simplement gonfler le butin d’une pêche ? Jésus aurait-il, pour la barque et l’équipage de son Eglise, l’ambition de naviguer sur un sardinier ? Mais l’homme n’est pas un être aquatique. L’eau n’est pas son milieu naturel. Ce n’est pas là sa place pour s’épanouir. Pour vivre il doit donc en être retiré, au sens réel comme au sens symbolique. Car l’eau, pour l’homme de la Bible concentre, métaphoriquement toutes les peurs, les angoisses, en un mot : le mal qui accable chacun. En les instituant pêcheurs d’hommes, Jésus fait donc de ses apôtres des acharnés du Salut pour tous ! Leur mission ? Retirer du mal l’humanité, tirer la tête de l’eau de tous ceux qui sont menacés de noyade dans les flots de leurs contradictions les plus effrayantes. Evangéliser ce ne sera jamais autre chose que de dire avec force, qu’un avenir est toujours possible et que le mal ne saurait avoir le dernier mot d’une vie. Non seulement l’annoncer, mais le mettre en œuvre très concrètement. On ne se paye pas de mots avec l’Évangile. On s’engage, on plonge, on s’éclabousse de la misère du monde !

Un dernier point sur cet Évangile : Pierre et ses compagnons ont répondu à l’appel de Jésus qui les invitait à avancer au large. Le résultat a été tellement extraordinaire qu’ils ont dû faire appel à leurs compagnons. Sans cela, la pêche miraculeuse aurait été perdue. C’est important pour ceux qui sont appelés à être « pêcheurs d’hommes ». Ils sont envoyés ensemble. Toute évangélisation doit être communautaire. Saint Paul l’exprime très fort quand il se déclare en pleine communion avec les autres apôtres : « Bref, qu’il s’agisse de moi ou des autres, voilà ce que nous proclamons, voilà ce que vous croyez » (1 Co 15,11).

Nous voici donc appelés à être disciples et missionnaires, à suivre le Christ et à l’annoncer au monde. C’est ensemble, les uns avec les autres, que nous avons à tirer les filets. Mais nous ne devons pas oublier que sans Jésus, ces filets resteront vides. Si nous abandonnons la prière et les sacrements, la méditation de la Parole de Dieu, nos efforts resteront vains ; on va peiner des jours et des jours pour rien. Le Christ nous invite à nous raccrocher à lui et à accueillir la nourriture qu’il nous propose pour nourrir notre foi, notre espérance, notre amour et notre courage. Lui-même nous assure de sa présence tous les jours de notre vie (Mt 28,20).